Répit – Bernard Ruhaud – 2007

Je ne sais pas qui il est. Il est entré ainsi, entièrement nu. J’ai vu ses pieds blessés, les balafres et les égratignures sur les bras, sur la poitrine et sur le dos, comme s’il venait de la forêt ou qu’il avait traversé des buissons. Il laissait des traces de sang derrière lui. J’ai eu peur. Moi aussi j’étais nue, il fait trop chaud ici à la saison des pluies, je ne m’habille pas quand je reste seule. J’étais sur la galerie, là-haut, près de ma chambre. Je me suis accroupie instinctivement, comme pour me cacher, et je n’ai plus bougé pendant tout ce temps. J’étais incapable de faire quoi que ce soit. Je ne peux pas dire combien cela a duré. Il n’a pas levé les yeux vers moi. J’ai même cru qu’il n’avait pas remarqué ma présence quand il est entré. Il a surgi en trombe et s’est arrêté au milieu de la pièce, ruisselant. Il devait avoir couru car il a longuement repris son souffle. Après il est resté debout, sans un geste, sans un bruit. Cela a duré un moment.

Je ne sais pas de qui il s’agit. Il me rappelle vaguement un homme que j’ai rencontré il y a longtemps. La même tête carrée, très forte, avec un front proéminent, de petits yeux – comme la tête de certains chiens – et un corps plus petit, presque disproportionné. C’était dans le nord, en février je crois, il neigeait. Je travaillais dans une auberge. C’était le seul client. Il n’y a pas beaucoup de touristes là-bas en hiver. Mais s’agissait-il d’un touriste ? L’homme était arrivé presque sans bagages, en taxi. Il avait réservé une chambre pour plusieurs jours et était ressorti aussitôt. Je l’avais suivi du regard pendant qu’il s’éloignait seul, sous la neige, au bord du lac. Il était rentré à la nuit et avait mangé en silence. Son comportement m’avait intriguée, son physique aussi, cette large tête sur un corps malingre. Mais je ne sais pas du tout s’il s’agit du même homme. Celui-ci m’y fait penser, c’est tout. Je n’ai rien su des intentions ni de la personnalité de cet étrange client.  Il parlait peu et ne m’a jamais adressé personnellement la parole. Pendant le dîner il m’a longuement regardée, en silence, avec ses yeux très fins et son regard perçant. J’étais plus troublée qu’inquiète. Je ne lui ai rien dit non plus. Je me suis contentée de soutenir ce regard profond dans lequel on devinait autant de lassitude que de tendresse. A la fin du repas j’ai cru discerner un sourire sur ses lèvres et le lui ai rendu. Des doigts, j’ai indiqué discrètement le numéro de ma chambre. Nous avons fait l’amour dans la nuit. Je dormais déjà quand il s’est glissé chez moi, toujours sans un mot. Il a passé le reste de la nuit à mes cotés. Le lendemain, il a dit à la réception qu’il ne pouvait rester et il est reparti à pied, vers l’autre extrémité du lac. Il donnait l’impression d’être poursuivi. Nous ne l’avons plus revu. Longtemps après, la venue et le comportement de cet inconnu furent un objet de plaisanteries entre les filles de l’auberge « Tu as passé la nuit avec l’inconnu » disions-nous quand l’une de nous semblait fatiguée ou « Attention, l’inconnu va venir te prendre et t’emmener au bout du lac ». 
Celui-ci lui ressemble, oui, mais comment en être certaine, c’était il y a plusieurs années. L’autre était habillé, c’est très différent, et par quel hasard le même homme se serait retrouvé chez moi après si longtemps alors que ni lui ni moi ne nous connaissions, ou si peu. C’est pourtant au client de l’auberge que j’ai pensé quand il est entré. Je ne comprends pas. Il n’a rien dit, rien demandé. Après avoir repris son souffle il s’est dirigé directement vers la cuisine. Je l’ai entendu fouiller les placards, ouvrir le réfrigérateur. Je n’osais rien faire, ni bouger ni appeler. Je suis restée accroupie, sur la galerie, pendant tout le temps que cela a duré. J’avais terriblement peur. D’où venait cet homme ? Pourquoi était-il nu ? Quelqu’un d’autre l’avait-il vu entrer ? A sa façon d’aller droit à la cuisine, il donnait l’impression de connaître les lieux. Epiait-il la maison ? Avait-il vécu ici ? A un moment j’ai craint qu’il n’emprunte l’escalier et vienne vers moi mais c’est à la cuisine qu’il est allé. Il en est ressorti avec un couteau, des morceaux de viande séchée qu’il a dû trouver dans le placard au-dessus de l’évier et une bouteille de bière. Il s’est assis en tailleur, toujours au milieu de la pièce, pour manger lentement, en portant directement les morceaux de viande à la bouche et buvant la bière au goulot. Tout cela m’a paru très long. Ensuite il s’est allongé, à même le sol, et il s’est endormi. Du moins il m’a semblé qu’il dormait. J’ai pensé alors me lever et m’enfermer dans ma chambre. J’ai un téléphone là-haut. J’aurais pu appeler. Mais je n’ai pas osé. D’abord j’ai eu peur de le réveiller, que le parquet craque ou qu’il m’entende bouger sur la galerie. Et puis j’étais comme subjuguée par la présence de cet homme nu, ensanglanté, par le calme qui l’entourait maintenant, après sa brusque intrusion. De là-haut, je l’entendais respirer lentement, calmement. Il donnait l’impression d’avoir trouvé ici un abri, un refuge, au moins pour un instant. A présent, ce corps dénudé et blessé m’inspirait davantage un mélange de pitié et presque de tendresse que de peur. J’avais envie de descendre mais je n’osais pas. J’aurais voulu pouvoir le couvrir en attendant qu’il se réveille pour lui parler et le soigner, savoir qui il était, d’où il venait, ce qui lui était arrivé, lui proposer de l’accueillir si nécessaire et le protéger au cas ou il serait menacé. Je ne le quittais pas des yeux.
Longtemps après l’inconnu a recommencé à bouger. Il a d’abord levé la tête, s’est redressé, a regardé ses bras, ses jambes et son torse griffés. Il s’est levé, a fait quelques pas dans la pièce puis il s’est accroupi. C’est à ce moment-là qu’il a semblé découvrir ma présence. Cependant il a tourné la tête droit vers moi, comme s’il avait toujours su que j’étais là-haut, en train de l’observer. Il m’a fixée avec ce regard fin, perçant, dans lequel j’ai cru reconnaître celui de l’homme de l’auberge et sans cesser de me regarder, sans le moindre signe d’hésitation, il a empoigné à deux mains le couteau qu’il avait trouvé à la cuisine et s’est ouvert le ventre.
C’est alors que j’ai crié.

BERNARD RUHAUD – 2007