Sonate – Christian Robin – 2007

Les doigts courent sur le clavier. Une partition récitée par cœur, inscrite dans la mémoire des premières phalanges, au plus profond de la pulpe. Le premier mouvement de la sonate pour piano de Mozart. L’andante. La numéro 11 en la majeur, opus 331. Juste l’andante, intime, déchirant, parfois prolongé par le second mouvement, le menuetto, plus délié, encore plus aérien mais moins trouble. Et les doigts s’arrêteront là. Pas question de sacrifier à ce chapeau final, cet allegretto aussi connu que vain, pochade à la turque sous forme de ces pieds de nez dont le compositeur était coutumier.

Un temps. Le pianiste s’arrête, les doigts se suspendent au-dessus des touches. Pour l’instant, le silence.

Il se redresse, étire les épaules douloureuses. Il porte le regard sur le mur, là où les images défilent.
Le claquement sec, mécanique, déclenché à chaque changement de photo, a remplacé les accords. Sans cesse, les diapositives tournent, s’égrènent. Images d’ailleurs, images perdues.
L’homme esquisse un rictus, soupire. A nouveau, les doigts se posent sur le clavier. Mozart encore.
Ce piano ne jouera plus que Mozart. Puis il se taira.
Les yeux s’embuent. Au mur, sur l’écran blanc, elle pose. A moitié dissimulée par ces paravents translucides à la géométrie parfaite, lignes et rectangles, cercles et diamètres, ouvrant sur une chambre ou une pièce d’eau. Elle pose. Elle est nue, éternellement nue, fondue dans ce décor de verticales et d’horizontales, diaphane et immatérielle. Un éclair de peau, un dos de soie, fuselé. Offerte.
Les doigts courent. Il chantonne, se courbe sur le clavier, tout entier à la musique, cette musique qu’il fait sienne comme s’il l’avait sortie de sa chair.
La visite ne saurait tarder. Un disciple n’est jamais en retard, il sera là pour la fin de la sonate. Il attend. Il continue à jouer.
Puis, brusquement, il s’arrête net. La dernière note reste perchée, trop haut, seule, inaboutie, stupide. D’un geste rageur, il stoppe le défilement.
Au mur, l’image ne bouge plus. Elle est là, adossée à ce mur de salle d’eau, le corps tendu en partie deviné derrière une vitre dépolie. Buste en avant. Arquée, douloureuse. 
Keiko.
Une note, puis deux. La sonate reprend, une nouvelle fois.
Keiko, encore. Geisha de lumière. Odalisque vivante, chair murmurante, souffle brûlure.
Sur la tempe du pianiste, une veine tressaute, battement spasmodique. Zoom sur l’image, le buste offert grandit, s’ouvre, devient indistinct, se perd dans le grain de l’écran. Le regard s’est cloué à cette image imprécise et floue, ce corps parfait, cette image de désir dès lors atomisée, éparpillée dans les replis du décor.
Le mouvement du zoom se prolonge. La peau se délite, se fond, devient masse. La femme disparaît. Elle n’existe plus.
L’homme laisse échapper un petit rire. Une nouvelle fois, les doigts se sont interrompus, abandonnant la sonate au milieu du second mouvement. Il n’y a plus rien sur l’écran, se dit-il. Vide. Elle s’est dissoute dans l’image, elle n’existe plus, il n’y a plus rien.
Keiko n’existe plus.
Où est-elle à présent ?
Tandis que ses yeux se perdent dans le flou de l’écran, les doigts, automatiquement, ont repris leur manège. La sonate revient, indifférente, intemporelle, en un mouvement répété à l’infini.
Keiko…
Il se souvient. Ces nappes de bonheur dès lors évanouies. Elle, statue animée devant l’œil de verre. Lui, la mitraillant de son Canon, offerte et vulnérable, dans l’intimité de cet intérieur, ces panneaux, cette pièce d’eau, ces miroirs.
Ses doigts. Ces doigts de pianiste, faits pour sublimer Mozart et ces autres créateurs maudits que leur génie avait détruits sans rémission. Tout entiers consacrés à la beauté. Ces doigts si déliés, interminables et fragiles, qui sont passés brutalement de l’art au crime.
Il n’avait pas voulu le croire, tout d’abord. Puis il s’était rendu à l’évidence, la poitrine brisée, la tête en feu. Il l’avait alors retrouvée, chez elle. Il avait fait glisser sans bruit le paravent de la chambre, pour la découvrir, le corps inondé de sueur oscillant sur le corps de l’autre.
Pour l’amant, il avait utilisé le sabre, comme le voulait la tradition de ses ancêtres. Puis ses doigts s’étaient enroulés autour du cou de Keiko, en un étau que rien n’aurait pu briser. Et tandis qu’il serrait, une musique s’installait dans sa tête. La sonate n°11 de Mozart, bouleversante et narquoise.
Il avait laissé le corps décapité dans la chambre. Keiko, à terre, semblait dormir, souillée du sang de l’autre. Lentement, précautionneusement, il l’avait soulevée, emportée dans la pièce d’eau pour la laisser là, flottant à moitié dans le bain de fleurs, le regard perdu dans un ailleurs de sérénité où flottait l’œuvre pour piano de Mozart.
Et le voilà à présent derrière ce piano comme un second cœur, avec Mozart et sa solitude, et cette poignée de photos qu’il avait prises chez elle.
Son regard oscille. C’est bientôt l’heure. Le rituel est commencé.
A nouveau, la sonate se déroule. Jamais l’andante, sous ses doigts, n’a été aussi bouleversant. Un mouvement de déchirure et de compassion étroitement fusionnelles. Puis le menuetto, sobre, tragique. Si habité.
Il regarde la forme floue au mur, ce qui fut le visage de Keiko. Le rituel se poursuit. Tout est parfait. En finir, à présent. Le disciple sera là d’un instant à l’autre. Peut-être est-il arrivé, tapi derrière le panneau de la cloison, attendant l’instant idéal pour accomplir son geste.
Un léger bruit, à peine perceptible. En effet, il est là…
Il laisse échapper un petit rire douloureux et digne. Les doigts se jettent sur les touches, se lancent dans un allegretto fougueux et drolatique autant qu’inattendu, cette conclusion alla turca à cette sonate, détestable et sublime, comme une ultime pitrerie. Keiko ne l’aimait guère non plus, cette page. Et combien de fois lui a-t-il jouée, juste pour le plaisir, tandis qu’elle se baignait…
Le panneau a glissé. L’homme, haut et hiératique, contemple le pianiste d’un regard dénué d’émotion. Ses doigts sont resserrés sur le pommeau de l’arme, souplesse et force mêlées. Le seppuku doit arriver à son terme, selon la propre volonté du maître. Sans bruit, il avance vers le pianiste, pour s’arrêter à un mètre de son dos. Puis il se met en position.
C’est à la dernière note que le sabre siffle et que la tête roule au sol, aspergeant de sang l’instrument dont les cordes vibrent à n’en plus finir, tandis que sur l’écran le visage de la jeune femme se recompose peu à peu, bientôt de plus en plus précis, incendié d’un regard baigné d’une infinie tristesse, lèvres entrouvertes sur un cri inaudible, un cri muet d’amour et de pardon.

CHRISTIAN ROBIN 2007