Shadows – Stéphanie Benson – 2007

Elle est morte, déclara monsieur Yasumata en regardant le corps agenouillé à ses pieds et trempé de l’eau qui avait jailli de la douche. Dead. Gone. Forgotten.

Toshima ne jugea pas nécessaire de répondre.
— Vous la connaissez ?
— Dead lady now. Je l’ai peut-être vue, il y a longtemps, répondit le concierge d’une voix songeuse. Children together. Avant, à l’école.
Toshima contempla le corps de la femme en essuyant les gouttes d’humidité qui perlaient sur son front.
— Je ne crois pas, non, affirma-t-il.
Le concierge portait une robe de chambre élimée sur un costume sombre dont la coupe datait de plusieurs décennies. Bath-robe dressing-gown on dark three-piece suit. Le cadavre était revêtu d’un imperméable transparent, see-through mack, qui rappelait à Toshima des chanteuses des années soixante-dix, mais son corps était celle d’une femme de vingt ans. Miyake et lui portaient le déguisement habituel d’une grande institution pacifiste et protectrice. On the paper. Police man (and woman) in uniform. Finalement, personne n’était très beau. Except, maybe, the dead lady kneeling.
Toshima fit un pas en avant.
— Ça fait combien de temps que vous n’aviez pas bougé cet écran ? demanda-t-il au concierge en désignant la cloison amovible.
Monsieur Yasumata ne répondit pas.
— Pourquoi n’est-elle pas tombée ? demanda Miyake comme un bruissement de bruine sur une feuille de papier de riz.
Personne ne répondit à cette question-la non plus.
— C’est quoi, dans ce coin, là ? reprit Miyake en se penchant vers l’avant où, dans un recoin sombre et poussiéreux, sous la vitre battue en sa face externe par la pluie printanière, gisait une chaussure, une chaussure de femme ; cuir brillant et talon aiguille. Une chaussure de pute, pensa Toshima. Comme celles que portaient sa mère. Don’t ever forget me, lady dead.

Avant la pluie, le beau temps. Il fut une époque (jadis et naguère) où le soleil brillait et le linge séchait à l’extérieur dans les cours et sur les balcons ; une époque de promenades au parc et de fleurs de cerisiers ; une époque où l’imperméable transparent sortait du magasin et où Kyoko Tamaka était fière de le porter sur son ensemble de professeur. Le cadavre avait vingt-sept ans, enseignait la littérature, et vivait à l’autre bout de la ville.

 

Toshima prit le volant de la voiture de fonction et la chaussure de pute dans son sac en plastique et s’en alla interroger l’appartement de Kyoko Tamaka à l’autre bout où un homme d’âge moyen et de corpulence exagérée ouvrit à sa première sonnerie. Fat man listen.
— Police, annonça Toshima.
— C’est ce que je vois, répondit l’homme.
Toshima sentit son regard aspiré vers les pieds du gros homme. Il savait que c’était impoli, sa mère le lui avait répété, mais sa curiosité professionnelle l’emportait sur son éducation. Forgive me, Mother, for I have looked.
— Monsieur Tamaka ? demanda Toshima.
— Non.
Il portait des chaussons.
— Pouvons-nous entrer ? demanda Miyake.
— Non.
Ses pieds étaient larges et gonflés comme ceux des sœurs de Cendrillon ; imposteurs, usurpateurs, pas des pieds à talon aiguille.
— Nous enquêtons sur la mort de Kyoko Tamaka, expliqua Toshima, un peu tard.
Le gros homme ne bougea toujours pas. Toshima le regarda, ne sachant plus où aller. Blind alley. Qui était-il ? Un mari, un amant ? Le propriétaire ? Il n’avait pas plus de quarante ans. A défaut de paroles, Toshima brandit le sac en plastique.
— Est-ce que vous reconnaissez cette chaussure ? demanda-t-il d’une voix plus douce.
L’homme le toisa, son visage soudain détendu, presque nostalgique, puis chiffonné.
— C’est la mienne, affirma-t-il avant de fondre en larmes. Fat man cry.

Toshima n’aimait pas les affaires où les suspects pleuraient. Il n’aimaient pas les enquêtes ou les cadavres restaient des jours dans l’ombre d’un paravent que personne ne bougeait ; n’aimait pas non plus les histoires sordides comme celle déversée par le volumineux père de Kyoko Tamaka. (Mais en était-il seulement le père ?) Mère prostituée à peine majeure morte ; petite prise en charge par lui-même, alors travesti dans un club de troisième zone ; à la surprise générale, la petite avait travaillé, études, professeur, échappée, élevée, envolée. Alors pourquoi, qui, comment la tuer ? Dead lady lay down your story at my listening feet.

 

Le gardien des bains, baigné par la lumière des justes pendant que le photographe flashait les faux-fuyants, lies and falsehoods, qui se cachent dans les ombres entre les mots des concierges et des hommes gros. Prostitution ? Jamais !
— La jeune femme ne s’est quand même pas empoisonnée toute seule ! s’écria Toshima pour taire les protestations et les protestataires se turent.
Puis soufflèrent, plus tard, devant son obstination policière et menaces diverses :
Rich client like her very much.
Beaucoup l’aimer client riche.
Le minimum nécessaire à la compréhension, texte à trous, comme les lattes des persiennes apportent l’obscurité ponctuée de lumière.
Mais encore.
Some won’t take no for an answer.
Reformulez : La négation, en guise de réponse, n’est, pour certains, pas de l’ordre de l’acceptable parce qu’une réponse, en tant que telle, croient-ils, doit acquiescer, sinon n’est pas réponse mais contestation ; simple question de définition, de domaine notionnel, comme souvent. Qu’entendons-nous par réponse ?
Kyoko Tamaka enseignait les chiasmes et métonymies d’une langue où le sujet maîtrise son signifiant par le choix du mot. Oui. Non. Yes. No. No. No…
Kyoko Tamaka pensait — comme d’autres avant elle l’avaient pensé et comme d’autres après elle le penseront et souffriront pour cette pensée — que son enveloppe charnelle faisait partie intégrante de son être, car comment être sans corps pour porter l’extralinguistique du Sein ? Cependant que client riche pensait — comme d’autres avant lui l’ont pensé et comme d’autres avec lui le pensent encore et agissent en conséquence — que le désir émis sur le psyché par l’enveloppe charnelle pour l’enveloppe de l’Autre prime sur toute considération même fugitive concernant le droit de l’Autre à vouloir ou non partager ce désir, y répondre, y participer, car comment jouir à deux puisque chaque corps est sien ? Et comme client riche ne souhaite pas abîmer, avant de l’avoir utilisé, cette enveloppe de l’Autre que l’Autre lui refusait, eh bien, voilà, et le poison est pratique, isn’t it ? et le corps-objet tellement esthétique qu’il a fallu revenir et revoir et répéter comme les lattes des persiennes le vu-caché de l’acte unique par une série de jours-souvenirs (à dire très vite, comme habité par le dire qui se cache dans le désir du corps qu’on n’a pas) et Kyoko Tamaka restait agenouillée à supporter dans la mort ce qu’elle avait refusé dans la vie jusqu’à la décomposition des chairs que même l’encens des fleurs de cerise ne dissipait pas. 

STEPHANIE BENSON 2007