Rien qu’une présence – Bernard Ruhaud – 2001

   Sur l'île, un peu à l'écart du port et du village, il y a une grande maison. C'est là que j'ai vécu jusqu'à l'adolescence. Nous habitions tous les quatre, ma mère, mon père, mon frère aîné et moi dans les deux étages supérieurs. De là on voyait la mer.
    Derrière la maison il y avait un jardin. Il n'a jamais été clos ni entretenu. De temps à autre mon père passait une tondeuse manuelle dont les pales mal affûtées mâchaient grossièrement l'herbe haute. Après le jardin et jusqu'à la falaise s'enchevêtraient des buissons de ronces.En fait ce que nous appelions falaise ne surplombait la mer que de trois ou quatre mètres. Par endroits, elle était même assez basse et pentue pour que nous puissions descendre sur l'estran et en remonter en courant. Un vague chemin menait du jardin à la falaise et de la falaise au blockhaus. Pendant plusieurs étés le blockhaus servit de terrain de jeu à mon frère et aux autres enfants de l'île. Les filles étant exclues de leurs activités, je ne pus jamais y accéder sans leur accord. Quand ils se lassèrent de jouer à la guerre, la jouissance du blockhaus me revint. Je le nettoyai soigneusement, je plantai quantité de bougies sur des supports les plus divers. Quand j'allumais toutes les bougies, ça ressemblait à une église. J'y amenais aussi un lit de camp et passais là l'essentiel de mes vacances, à lire au calme, face à la mer.
    Au décès de ma mère, papa ferma la maison pour s'installer dans une ville moyenne de la côte. Il ne lui survécut pas longtemps. Il espérait mener sur le continent une vie moins monotone. En quittant l'île, il avait en fait laissé ses habitudes et ses souvenirs. Mes fréquentes visites ne comblaient pas sa solitude. L'ennui autant que le tabac précipitèrent la maladie.
    Je n'étais jamais revenue sur l'île depuis cette époque. Peu de choses ont changé, sauf les habitants, surtout ceux de ma génération qui sont tous partis, ou presque. La maison n'a pas été louée ni vendue. J'ai bien sûr une clé mais je n'ose pas ouvrir. A vrai dire ça ne m'intéresse pas. Tout est vide, il ne reste rien du temps et du bonheur que nous avons partagés ici. Le jardin est couvert de ronces. Il n'est plus possible d'atteindre la falaise, ni le blockhaus, sauf en faisant un détour par le port et en longeant la mer, mais elle est haute. Je retourne à l'hôtel . C'est l'heure du déjeuner. Après manger je descends sur le port. La marée baisse à présent. Je longe la côte. C'est l'été. Il fait chaud. Tout est blanc, le chemin est blanc, le soleil est blanc, l'océan est argenté. Sur l'estran des mouettes se disputent un poisson mort. Ca sent le varech et les tamaris. Par endroit la falaise s'est affaissée. Mais le blockhaus est toujours debout. C'est comme si personne n'y avait mis les pieds depuis mon départ. Il y a encore des restes de bougies et le lit de camp. Je m'assieds et passe des heures à contempler l'océan comme je l'ai fait si souvent, pendant l'été. Dehors la nuit tombe et la mer ne va pas tarder à remonter. Il fait bon. Je finis par m'étendre. Vers deux heures, le froid me réveille. Je sors. La lune est haute. Les feux d'un bateau brillent au large. Je reste un moment à observer le va-et-vient des vagues et le ballet des phares. Quand le jour pointe je rentre m'allonger.
    Quelqu'un parle. C'est flou. J'entends à peine et je ne vois personne. C'est comme si la voix venait d'une pièce voisine ou de l'extérieur. C'est une voix d'homme. Elle ressemble à celle de mon père. " Bouge " dit-il. J'ai l'impression de me retrouver des années en arrière quand mon père me réveillait au retour d'un voyage pour m'offrir un cadeau qu'il avait ramené. " Viens, regarde " insiste la voix. Mais je dors encore. Quand j'ouvre enfin les yeux, je n'entends plus rien. Je suis éblouie par la lumière qui s'engouffre à l'entrée du blockhaus. Mon père a disparu. On dirait pourtant qu'il y a quelqu'un. Une jeune femme traverse lentement l'entrée. Je la vois mal. Le jour déforme sa silhouette. Elle est nue. Elle me ressemble. Elle s'arrête un instant puis se met à bouger, elle s'étire, elle s'assied, elle se dilue dans la lumière et la lumière bouge avec elle. Lentement elle prend vie entre le jour et l'ombre. La silhouette se déplace dans l'entrée puis sur les parois du blockhaus où la lumière semble la suivre. Elle revient dans l'entrée. La clarté l'engloutit, la chaleur la libère, elle se baisse, se déforme et grandit à nouveau. Elle fond dans le jour qui la façonne et reprend corps à l'ombre du dedans. On dirait que c'est moi qui danse ainsi, face au soleil et à la mer. Puis elle disparaît. Je me lève brusquement. Quand j'atteins l'entrée du blockhaus, il n'y a plus personne. Mes yeux mettent un instant à s'habituer au jour. Je cherche autour puis à nouveau à l'intérieur mais il n'y a rien ni quiconque. Plus de bruit, plus de mouvement sauf ceux de la mer et des oiseaux.
    J'attends un moment. Le soleil décline. Le vent se lève. Je rentre à l'hôtel avant que la mer, à nouveau, ne soit haute. L'hôtelier doit se demander où j'ai passé la nuit mais il ne dit rien. Il veut seulement savoir à quelle heure je souhaite prendre le dîner. Après manger je monte dans ma chambre et me couche aussitôt.
Le lendemain le temps est gris. Une brume épaisse couvre l'île et la mer. Il bruine. A travers mes vitres embuées de la chambre d'hôtel, on ne voit guère plus loin que le port. Au bout de la jetée, un bateau qui assure la liaison régulière avec le continent embarque des passagers. C'est la fin du week-end. L'île et l'hôtel se vident. D'autres bateaux sont amarrés et se balancent, des barques, des chaluts, des voiliers. La mer descend.
    J'écris dans mon journal de bord. En fait voici des années que je ne tiens plus de journal de bord. Je ne sais même pas ce que j'en ai fait. Mais quand il m'arrive quelque chose d'important ou de curieux, j'imagine toujours ce que j'y écrirais. Aujourd'hui je décris mon rêve. Mais je ne suis pas sûre d'avoir rêvé. La voix de mon père, je l'ai certainement imaginée, c'était avant que j'ouvre les yeux. Mais la jeune femme je l'ai bien vue qui dansait nue dans la lumière. Voilà ce que j'écris dans mon journal de bord imaginaire.
    A midi il pleut toujours. Je sors quand même. J'ai besoin de prendre l'air. Le temps est humide mais il ne fait pas froid. Je prends la petite route qui sort du village et passe devant chez nous. Elle est toujours aussi mauvaise et le temps n'a rien arrangé. Je pourrais avancer en fermant les yeux tant je l'ai parcourue autrefois. Après un petit bois la route tourne à gauche et juste après le tournant, c'est la maison. Dans la brume, elle semble plus fermée que jamais. J'en fais le tour. Je prends une branche d'arbre pour m'en servir de bâton et me frayer un passage à travers les ronces. La brume assourdit les bruits de l'océan. On ne voit rien au-delà des premières vagues et on les entends à peine. Sur la droite le blockhaus surgit dans le brouillard. C'est sinistre. La falaise est effondrée et le blockhaus penche en avant, ses fondations dressées presque droit vers le ciel. Le sable a englouti l'entrée. On ne peut plus y accéder ni même en faire le tour. D'ailleurs des barbelés ont été dressés tout autour et sur le chemin, une pancarte dont la peinture s'écaille est scellée au sol avec du ciment : Attention danger.

BERNARD RUHAUD 2001