Nue et reconnue – Ricardo Montserrat – 2007

Je me suis reconnue.
C’est la deuxième fois. La première, c’était dans Libé. J’étais chez moi. Mon père venait de mourir. On m’appelle : tu es dans le journal. Je l’ouvre. Oui, c’est moi. Assise sur le rebord de la fenêtre d’un immeuble en ruines, à Sarajevo. Non, pas une ressemblance : moi. Ma bouche en coin et ce regard noir qui gêne les gens. Sauf que je n’ai jamais mis les pieds à Sarajevo. Photo-montage ? Dans quel but ? Je ne suis pas BHL. Photo d’agence prise au vol. Pas de mention du photographe.
Je connais pas cette photographe qui m’a envoyé “mes” photos pour que je les illustre.Elle peut me connaître puisque la lettre vient de Cognac et c’est une ville qui a compté dans ma vie.
Elle affirme les avoir remises à d’autres écrivains. Pour noyer le poisson ? Les mêmes tirages ? Ou à chacun les siens ? Fred V. s’est reconnue elle aussi ? Les écrivains ne font-ils (ne font-elles) que narrer les aventures de leur double noir ?
Couvre-feu, il n’y a personne. Cette fille a peur. Elle n’est pas de notre monde. Il n’y a pas de son. Et moi, j’ai le corps ouvert.
Au Chili aussi, on m’avait parlé de moi, je veux dire de ma présence indubitable là où je n’étais pas. «Tu es sûre que c’est moi ?» «T’as vu ton look ? On ne peut pas se tromper. C’est pas un hasard si t’étais là, non ? Tu devrais faire gaffe, tu vas te griller.» J’avais sillonné les rues de Santiago à la recherche de cette double qui en savait trop. Le hasard nous a mis nez à nez. Je ne me suis pas reconnue. Elle était taciturne et immobile. Si je ne parle pas et ne bouge pas les mains, je ne me reconnais pas. Pourtant, c’était moi.
A quoi tient la ressemblance ? Et la reconnaissance ?
Je me souviens de cette fille… Non, je ne m’en souviens pas. Précisément. Nous nous étions rencontrées la veille à la Tortuga. Elle attendait quelqu’un qui ne venait pas. Moi quelqu’un qui ne viendrait plus. Les choses étaient ainsi là-bas. Il valait mieux ne pas attendre trop longtemps. Nous avons passé la nuit ensemble. Elle était Palestinienne. On s’est donné rendez-vous le surlendemain dans une salle de spectacles. Arrivée dans le théâtre, je ne savais plus à quoi elle ressemblait. J’aurais pu partir au bras de n’importe laquelle des brunes aux yeux de gazelle qui faisaient la queue. C’est peut-être ce que j’ai fait. Mais elle, avec qui était-elle repartie ? Combien de morts a causé ma mémoire à éclipses ? Combien de fois m’a-t-elle sauvé la vie ? Ange gardien ou démon ? On ne peut pas avouer ce que l’on ne sait pas. Ce que l’on a oublié n’existe pas.
La fiction est une machine qui aide à oublier.
L’inconnue a rendez-vous avec moi. Elle presse le pas. Elle ne comprend pas pourquoi je lui ai donné rendez-vous si tard et dans ce quartier pourri. Elle pense à la jungle, les bêtes sauvages, les filles violées, le petit Chaperon rouge. Elle se souvient de ce film : Le Troisième Homme. Dans une Vienne en guerre froide, des ombres géantes, Orson Welles et une guitare lancinante. Ce n’est que du cinéma, se répète-t-elle. Elle n’aurait pas dû penser à Welles. Je suis la troisième femme. Elle a oublié mon visage. Elle essaie d’en superposer d’autres. C’est encore pire. Il ne reste plus de moi que mon sexe.
Il suffit de me déshabiller et je ne suis plus personne. Je suis si ordinaire. Une écrivain n’a pas de corps. Elle a des yeux. Des marques dures autour de la bouche. Et le désir entre les cuisses.
Elle ne marche plus aussi vite, elle sent les regards sur elle. Elle ne doit pas se retourner, ne pas les accrocher. Si c’était elle – moi – elle la hèlerait. Des pas derrière elle. Elle se retourne. Non, ce n’est pas elle – moi.
Il m’arrive de me voir à la télé. L’impression d’être en latex. Qui est sous le masque ? Je sais que je ne suis pas là. Ce n’est pas moi. Je ne me reconnais plus. 
Je la regarde. Je veux dire : je regarde cette fille, comme je regardais les visages sur la photo de Sarajevo. Comme, jadis, je dévisageais les gens qui m’avaient croisée à Santiago. Oui, bien sûr, elle aurait pu me plaire… 
Bien entendu, c’est cela, ce n’est que cela. C’est pour cela qu’elle a accepté de venir dans ce foutu quartier. Je lui ai demandé de ne pas prendre de taxi. Il y a plusieurs bouches de métro à Stalingrad et les couloirs de la station sont labyrinthiques. Elle pouvait aussi descendre à Louis Blanc ou à Jaurès. Elle lève les yeux vers ma fenêtre. Immeuble de bureaux. Les femmes de ménage sont parties. C’est la seule qui soit éclairée. Elle tapote le code. Les regards derrière elle la paniquent. Elle se trompe, recommence. Elle monte enfin. Il y a deux ascenseurs.
Le reste, c’est de la littérature, n’est-ce-pas ? Demain, il n’y aura même pas d’entrefilet dans Le Parisien.
La fiction emporte tout. Sortir, seule la nuit, relève de la pure fiction. Du roman noir.
Appel à témoins ? Ils sont devant la télé. La fiction du lundi. Oui, c’était un lundi soir. Son cas s’aggrave.
Je suis nue à la fenêtre. Le front aux vitres comme le font les veilleurs de chagrin. Si elle pouvait encore parler, que pourrait-elle dire? 
Je ne sors plus des livres que j’écris. Elle le fait à ma place. Il me suffit de feuilleter les journaux, de regarder les infos, d’ouvrir mon courrier. J’ai de mes nouvelles de temps à autre…
Je n’habite plus dans le 19ème. Je ne fréquente plus les villes désertes la nuit. No woman’s land. Je ne veux rien savoir de leurs guerres. J’ai donné. Mes mortes me pèsent sur les épaules. Je ne me promène ni dans les bois ni dans les cimetières.
Je vis au rythme de la fiction. Marée haute, marée basse. L’écume des jours. Chaque matin, je ramasse des cadavres sur la plage. Nus.

RICARDO MONTSERRAT – 2007