L’ombre d’un regard – Jacques Bullot – 2007

Le silence n’est troublé que par le clapotis de l’eau.

Les images passent en boucle.

Elles défilent, tournent et me narguent. Elles s’échappent et me laissent au milieu d’un jeu d’ombres et de lumières.
Je me heurte à la malice des paravents, des cloisons de papier translucides qui dessinent un corps de femme et, aussitôt après, en ébauchent un autre. Accroupie, mains nouées dans le dos. Prière profane, à genoux, talons dressés. Silhouette qui s’allonge dans un soleil oblique et facétieux. Semblant de natte. Sandales abandonnées.

Je croise un regard, furtif, pudique

Je m’approche et avance la main à la toucher. Apparence ! Elle est ailleurs. Sans doute sourit-elle de ma déconvenue, sans doute se moque-t-elle. Je la vois surgir là-bas. Je sais que le temps d’y aller elle aura disparu.

Eau douce et parfumée du bassin qu’on devine dans le clair obscur.

Le mystère reste entier. Qu’y a-t-il au cœur de ce labyrinthe tapissé de miroirs qui démultiplient le désir. Une femme ? Qui est-elle ? Des femmes ?

On sent une histoire entre ces images. Une intrigue, des fils à dénouer, des situations à démêler.
La raconter n’est sans doute qu’affaire d’imagination ? Il faut remonter le temps jusqu’à l’instant où l’artiste a capté l’essentiel.

Elle est arrivée en pleine nuit. Elle a heurté le panneau de bois sur lequel il avait soigneusement calligraphié ce simple mot : « Bienvenue ». Elle n’avait rien à la main. Emouvante, sur le pas de la porte, elle a dit : « Je viens de loin, j’ai froid, j’ai faim. »

Il n’a pas répondu mais, joignant les mains, s’est incliné et l’a fait entrer.
Il n’avait rien à dire sinon qu’il l’attendait depuis toujours.
Elle a bu le thé fort qu’il avait préparé, elle a mangé les galettes sur lesquelles il avait étalé une gelée de fruits douce et amère à la fois, propre à énerver les sens.
Alors il lui a demandé d’aller ici et là, au gré de la lumière. Elle a laissé glisser ses vêtements sur les lattes colorées, a relevé ses cheveux et les a piqués d’une épingle d’ivoire. Nue, consentante, elle s’est prêtée au jeu. Lui, appareil à la main, cherchait l’angle, réglait boutons, bagues et molettes, fouillait la profondeur de champ, jaugeait l’éclairage et, sans répit, captait et captait encore son image.

Puis il a glissé une porte et a découvert le bain qui fumait dans l’air tiède. Il y a jeté des sels rouges et bleus.
Elle a descendu une à une les marches chaudes au milieu d’un halo de vapeurs, s’est agenouillée et lui a souri.
Il l’a aidée à se sécher, a dénoué son chignon et, sans un mot, l’a conduite jusqu’à la couche qu’ils allaient partager.
Elle s’est allongée, il s’est allongé. Ils on fait l’amour.

Elle est s’est levée à l’aube, s’est habillée et a dit : « Je reprends mon chemin. »

Alors qu’une pointe de jalousie le taraudait, il a ouvert la porte. Un courant d’air glacé les a saisis.
Elle est partie sans se retourner. Il l’a suivie des yeux jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un point sur le flanc de la colline.

Il est rentré pour retrouver les soupçons de parfum qu’elle avait abandonnés un peu partout. Il s’est glissé entre les draps et s’est enveloppé dans la tiédeur qu’elle avait couvée à son intention.

Quand la couche fut refroidie, il a rejeté le fin tissu de soie et, d’un pas lent, est allé jusqu’à son atelier. Il a choisi le pinceau souple et large qu’il aimait entre tous et, un flacon de laque noire à la main, est sorti sur le seuil de sa maison.

La neige commençait à tomber.

Lentement, par petites touches, comme à regrets, il a effacé le mot « Bienvenue. » Quand il n’est plus resté qu’un carré brillant il a regardé la colline qui disparaissait sous les flocons.

Il a tiré la porte et poussé le verrou de bois sur lequel, autrefois, il avait sculpté une tête de dragon.

Il ne lui reste plus que des images. Il les projette sur les murs, les miroirs, les portes, les fenêtres et les nuages peut-être.
Elle est partout. Il la regarde le jour et la nuit.

Maintenant la neige recouvre la maison.

Il ne sait pas que je suis là.

JACQUES BULLOT – 2007