Le Bassin (théâtre) – Sylvie Tubiana – 2009

à mes grands parents,
à mon père,
à Jean Bezin,
à Xavier Arséne Henri,
à Laure qui peut-être jouera ce texte,

Personnages

LUI: un homme tour à tour: grand père, père, Jean Bezin, Bob
       
ELLE: une femme qui parfois redevient la  petite fille qu'elle fut.                     

La femme assoupie dans un hamac.Elle se réveille, s'étire, puis se lève.

ELLE
Tous les étés depuis ma naissance je séjournais dans la maison de famille sous les pins au bord de l'eau                                                                                                                                                                                                                                                                                  

LUI  (le père)
Tous les étés depuis sa naissance et même avant nous nous rendions avec son frère dans la maison de famille sur la dune sous les pins au bord de l'eau.
Entre deux grands pins nous avions installé une balançoire. Elle y retrouvait ses grands parents et ses cousins                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

ELLE
C'était les cabanes dans les arbres les parties de pêches avec le grand-père le caramel dans les coquillage avec la grand mère, la confiture de mûres, la fête foraine. C'était des jeux, des cris, des étés brûlants, des baignades. Le premier été, j'étais dans ma poussette, sous les pins avec une moustiquaire.Le deuxième été j'ai appris à marcher. Les étés suivants, j'ai appris à nager. Avec mon père nous nagions loin, très loin au delà des pignots jusqu'au banc de sable. Parfois le courant était si fort qu'il nous emportait. Mon père nous apprenait à rejoindre la plage, sans nous épuiser, quitte à finir à pied.                                                                                                                                                                                                                                                             

LUI (le pere)
Quand son frère et elle surent nager, nous nous rendions régulièrement au banc de sable, à la nage. Il  y avait beaucoup de courant. Attention il y a du courant, on se repose au corps-mort blanc

ELLE
Attendez-moi, j'arrive.

LUI
Prends ton temps, souffle bien

ELLE  toussant,
Pouah! J'ai bu la tasse

LUI
C'était parfois difficile mais une belle école de vie. Savoir se surpasser, dominer sa peur, ne pas se décourager, réfléchir, modifier sa trajectoire. J'aimais aller au banc avec eux. Parfois il fallait les attendre, nous nous accrochions à un corps-mort, où bien ils s'accrochaient à mon dos et après nous retrouvions les pins sur la dune. 

ELLE
Entre deux pins, une grande poutre, une balançoire, un trapèze et une corde à noeuds. Après le bain, c'était le spectacle de cirque, d'acrobaties. La balançoire nous propulsait dans le ciel, debout nous avions l'impression de voler, de toucher les branches. Regarde, je vole, tu crois que les aiguilles de pins vont me piquer?

LUI
Essaye de les toucher

ELLE
Regarde, je lâche une main

LUI
Le frère et la soeur en parfaite entente pour leur numéro d'acrobates. Elle adorait faire le cochon pendu à pleine vitesse ou s'envoler avec la balançoire.

ELLE
tu es d'accord si je reviens cette nuit pour attraper les étoiles

LUI
Les étoiles ou la lune?

ELLE
Ce soir ce sera les étoiles, un autre jour la lune, et, les écureuils tu crois que c'est possible?

LUI
Peut-être en les apprivoisant.

ELLE
Puis un jour le grand-père ne fut plus là. Certaines choses changèrent imperceptiblement. Nous n'allions plus chercher le journal pieds nus sur la route brûlante que nous gravissions au retour la bouche pleine de carambars achetés avec la monnaie en guise de récompense. Finies aussi les promenades en voiture à trois roues et la pêche au carrelet. Je vais au ponton, tu as de la rogue?

LUI (grand-père)
J'ai oublié d'en acheter. Prenez le carrelet, je vais en demander sur le chemin, rue Sainte Catherine. Je vous rejoins.

ELLE
D'accord, on y va.

LUI (grand-pere)
Tous les étés nous quittions Bordeaux ma femme et moi pour un long séjour sur le Bassin. Nos filles et leurs enfants, nous rejoignaient. Tous les étés cette nombreuse marmaille mettait de la vie dans notre maison. Nous allions pêcher les trogues depuis le ponton et dégustions ensuite de belles fritures. Une grappe de joyeux enfants entassés dans la voiture à trois roues surnommée toto-cocotte, nous allions sur la vieille piste au bord de l'océan. Et quand tout le monde revenait épuisé, ivre de vent, je descendais discrétement chez Pierrette boire un verre de blanc et  déguster une bonne soupe de poissons.

ELLE
Les étés se suivent et ne se ressemblent pas. Un ami du grand-père le remplaça. C'était un ostréiculteur. Nous allions aux parcs avec lui. De longues heures au milieu du Bassin, sous un soleil brûlant avec une grand étendue de vase et l'eau qui scintillait au loin.

LUI (Jean Bezin)
Je l'ai connue bébé. Tous les étés ils revenaient de Paris, blancs comme des cachets d'aspirine passer les vacances avec leurs parents et grands-parents et aussi leur cousins. Avec son frère et sa mère, ils aimaient venir sur les parcs. Parfois ils venaient faire la marée. Elle était encore petite, alors je lui disais: viens dans mes bras.

ELLE
pourquoi, je suis grande

LUI
la vase enfonce beaucoup

ELLE
prête-moi tes patins

LUI
je ne peux pas, je n'en ai pas d'autres et je la prenais dans mes bras, patins aux pieds et la déposais sur le sol plus ferme.

 

ELLE
Pendant quatre heures, je jouais à ramasser: les couteaux avec du sel, les étoiles de mer, les hippocampes, les palourdes… Pour les couteaux, nous recherchions un trou en forme de huit allongé, un peu de sel, un peu d'eau et le sol se mettait à vibrer. La vase se fendait, faisait une petite motte et le mollusque apparaissait. Très vite, il fallait l'attraper.

LUI
Pendant que nous nettoyions les huitres, elle ramassait des couteaux qui serviraient d'appâts pour la pêche à la ligne. Avec du sel et un peu d'eau, c'est vraiment amusant. Mais il faut être attentif et rapide, car dès que le couteau sent l'air au lieu de l'eau il disparaît en un clin d'oeil.

ELLE
Si l'on verse de l'eau salée dans le trou, le couteau croit que la marée est montée à nouveau. Il sort tranquillement. C'est tellement drôle de le duper et surtout d'être la plus rapide… Puis c'était la pause casse-croûte et créme solaire.

LUI
D'abord, le casse-croûte. Je lui proposais une huitre. Trop petite…, elle n'aimait pas ça. Nous tartinions du pain avec du pâté, du fromage, un coup de rouge un peu tiède. Je ne prenais jamais de glacière et j'offrais à tout le monde des biscuits.

ELLE
Tu me donnes un petit Lu?

LUI
Bien sûr, c'est pour toi aussi.

ELLE
Le petit Lu, avec son odeur de beurre,  le petit Lu ou petit beurre. Je mangeais toujours les quatre coins d'abord. Quatre petits morceaux de biscuit bien grillé. Seulement après cette opération, je croquais dedans à belles dents.

LUI
Quand la marée avait tourné, que l'eau avait recouvert les parcs à nouveau, on levait l'ancre.
Nous quittions l'estey et retraversions le Bassin. Le bateau était lourd de sa cargaison d'huitres à détroquer à la cabane.

ELLE
Le bateau commençait à flotter, j'avais hâte de rentrer. Ni parassol, ni glacière. Comme il faisait chaud, comme il faisait soif. Monsieur Bezin mettait en route le moteur deux temps et nous revenions tranquillement.Le vent calmait la brûlure du soleil. Quand nous arrivions à la plage, près de la cabane, la mer était encore trop basse pour pouvoir nager. Je m'installais à l'ombre du figuier.

LUI
Aussitôt arrivés, nous devions décharger les huitres pour les mettre à l'ombre.  Un chariot sur des rails plongeant dans la mer nous aidait pour cette tâche. Le chariot lourdement chargé était tracté par un petit moteur. Pendant ce temps elle avait grimpé dans le figuier. Attention, les branches sont cassantes.

ELLE
Ne t'inquiéte pas.

LUI
Je vais chercher une échelle.

ELLE
Non, non, je grimpe toute seule.

LUI
Elle s'était hissée en prenant appui sur une pile de casiers, puis sur un gros bidon de coaltar et enfin en s'accrochant aux branches.

ELLE
Tu sais mon père est né sous un figuier.

LUI
Tu en est sûre?

ELLE
Mais oui, c'est pour cela que j'aime tant les figues. Tu en veux une?

LUI
Oui, donne m'en une bien mûre.

ELLE
Comme elles sont bonnes, ces figues violettes; gorgées de soleil. Après m'être goinfrée, je remplissais un panier que je remontais à mon père. Il ne grimpait pas dans l'arbre, mais avait fabriqué avec un grand bambou une perche pour les cueillir. L'extrémité du bambou scié perpendiculairement, était écarté à l'aide d'un bouchon entré en force. Délicatement, la figue venait se loger dans cet espace. Ensuite, une légére torsion la décrochait de la branche.

LUI (le père)
Certains jours le soleil et la chaleur nous poussaient à quitter la plage pour la forêt. Il n'y avait personne dans cette forêt. Toujours le chien l'accompagnait. Elle connaissait tous les chemins, toutes les cabanes. C'était son jardin. Elle aimait y être invisible. Sous les pins dont l'écorce craquait ou près des potagers où frémissaient les feuilles des bouleaux.

ELLE
Quand j'allais dans la forêt, toujours le chien m'accompagnait. Il suffisait de pousser le portail et la forêt nous engloutissait. Elle était à moi cette forêt, comme le figuier: à moi et à tout le monde, mais intouchable. J'aimais y être invisible parfois encore j'aime être invisible, silencieuse. Et à la toute fin de l'été, nous ramassions tous ensemble des seaux de mûres pour les confitures.

LUI
Je lui avais offert le livre d'André Dhôtel: "Les lumières de la forêt". Ce livre devint son livre de chevet, elle en connaissait des passages entiers par coeur. Je crois bien qu'elle l'a toujours.

ELLE
Je haïssais ces massacreurs d'arbres, avec leurs gros engins, ces bétonneurs et l'année suivante, la forêt fut morcelée, des routes tracées, des maisons construites. Oh! Regarde, ils ont fait une route, ils n'ont pas le droit!

LUI
Mais si, ce n'est pas une forêt domaniale, c'est une forêt privée.

ELLE
Ils ont aussi coupé le figuier, pourquoi?

LUI (Bezin)
C'est pour les huitres, pour des raisons d'hygiène

ELLE
On n'a pas le droit de couper les arbres.

LUI
Alors, elle ne vint plus, c'est son frère que je voyais davantage, il m'aidait sur les parcs. Elle, elle avait changé, grandi. Elle préférait la montagne.

ELLE
Tous les étés depuis ma naissance, je séjournais dans la maison de famille, sur la dune sous les pins et un jour, je ne vins plus que quelques jours: bonjour, au revoir. Beaucoup de choses avaient changé. Mais cet été là, elle vint voir sa grand mère : "bonjour, au revoir" et elle découvrit, installé au bord de l'eau un grand parasol vert et blanc, troué, mité, usé. Il était planté là. Dessous un homme dessinait.

LUI (Bob)
Bonjour.

ELLE
Bonjour, vous dessinez tous les jours?

 LUI
Oui, tous les matins.

ELLE
Je peux dessiner avec vous?
 
LUI
D'accord, je suis là à partir de 10h00.

ELLE
Je viendrai demain, au revoir.

LUI
Au revoir, à demain.

ELLE
Le lendemain, avec un carton à dessin sur mon vélo, je le retrouvai dans la conche. Il dessinait un empilement de piquets, noirs de coaltar, à section carrée. Avec une perspective parfaite. Ah! La perspective, quelle casse tête. Puis modestement, je m'installai face à un mur mi-planches, mi-enduit, à moitié cassé, fissuré. Une image abstraite avec des matières.

LUI
Bonjour, tu as choisi ton sujet?

ELLE
Ce bout de mur.

LUI
C'est bien, commence je viendrai te voir.

ELLE
D'accord.
 
LUI
Tu as tout le matériel, tiens prends ces deux stylos ce sera plus facile pour les gris. Ils sont un peu usés.

ELLE
Ils dessinèrent comme cela pendant une dizaine de jours: des bois rongés par la marée, des perspectives de rails, des tuiles, des baquets, des fourches, des ancres sans oublier la lumière sur la vase, sur les flaques d'eau, le noir très noir du coaltar, le blanc très blanc de la chaux. Ils allaient souvent dans la conche et si ils allaient au Mimbeau il venait la chercher en voiture.

LUI
Tous les étés, nous nous retrouvions.

ELLE
Tous les étés, rendez-vous était pris, tous les étés nous dessinions ensemble, des heures durant, en silence. Et certains soirs nous allions en groupe à la pêche. C'était des pêches de nuit à l'océan. Après le dessin, on allait voir les vagues, repérer les baïnes. L'après-midi, à marée basse, il fallait chercher des vers de vase. Et la nuit, en Jeep, seuls sur les dunes et sur la plage on roulait longuement pour trouver le bon emplacement. On s'installait et enfin on lançait les gaules.
 
LUI
Ça  mord?

ELLE
Non, mais ce n'est pas grave.
 
LUI
Oh tu sais, on a fait des pêches miraculeuses. Ce n'est vraiment plus comme avant. Les chaluts raclent les fonds.

ELLE
Tu sais, moi ce que j'aime c'est être là, la nuit.

LUI
Tu as raison, cette nuit est vraiment belle.

ELLE
C'est tellement extraordinaire d'être ici, d'écouter le ressac. Oh! Une vague venait de me lécher les fesses, je m'étais endormie.

LUI (Bezin)
On ne te vois plus, pourtant tu es là.

ELLE
Je dessine.

 LUI
Depuis que le figuier a été coupé…

ELLE
C'est vrai, j'aimais cet arbre. Demain je viens dessiner dans ta cabane.

LUI
D'accord.

ELLE
Et je t'apporterai une photo de toi que j'ai faite l'année dernière. Je prends les rames, à tout à l'heure.

LUI
Depuis toujours elle ramait, sa grand-mère, sa mère lui avaient appris. Comme elles laissaient les rames chez nous, on les voyait souvent. J'avais une fille qui était déjà grande, elle était comme ma deuxième fille.

ELLE
Trois jours pour dessiner ces filets. Pas facile.
 
LUI
Laisse le moi, je l'accroche à côté. Les clients le verront. Regarde, j'ai accroché aussi la photo.

ELLE
C'est bien, je suis contente si elle te fait plaisir.
 
LUI (Bob)
Puis un été, je voulais montrer mes dessins. Veux-tu faire une exposition avec moi?

ELLE
D'accord, mais je voudrais monter des photos. C'est plus proche de moi.
 
LUI
Tu ne dessines plus?

ELLE
Non, je fais des photos en noir et blanc, un travail très graphique. Regarde. D'abord les fenêtres et tous les jeux d'ombres et puis l'intérieur des serres. C'est le même regard, les jeux de lumière, de transparence, les reflets, les lignes rigides de l'architecture, la souplesse des tissus ou des plastiques.

LUI
Oh! c'est beau.

ELLE
Attends, voilà la série des pignots seulement l'eau comme un miroir et les alignements de piquets. Qu'en penses-tu? Je pourrais exposer cela avec tes dessins.
 
LUI
C'est une bonne idée. Je conçus une affiche: deux yeux l'un dessiné, l'autre photographié. On fit un bel accrochage, mais comme elle ne dessinait plus. Ce n'était plus pareil. Inéluctablement les choses changent.

ELLE
Je venais toujours, mais moins longtemps à nouveau.

LUI
Elle venait toujours mais ne dessinait plus.

ELLE
J'avais maintenant deux enfants: les repas, les siestes, les promenades, la plage. Imperceptiblement les choses changent. Je retrouvais un autre rythme. Le rythme des enfants. Les choses changent et se répétent.
 
LUI
Je venais moins, mais une année, surprise, son fils vint dessiner.

ELLE
Il était tout jeune, avait un tout petit carton et voulait dessiner. Je l'accompagnais et le rituel reprit.
 
LUI
Pendant une semaine, sur le Bassin je les retrouvais pour dessiner. C'est son fils qui dessinait. Elle l'accompagnait, l'aidait à s'installer. Il était tellement petit. Mais il arrivait à rester pendant plus d'une heure à dessiner.

ELLE
Nous nous retrouvions le matin, en silence sur la plage, près des parcs et des bateaux. Tranquillement nous retrouvions cette paix qu'apporte le dessin. Cette pause, cet arrêt sur image pendant les vacances d'été. Et cela durait une semaine.

LUI C'était un éternel recommencement et un moment de pause. L'oeil observait: la plage à marée basse, les parcs, les bois rongés, les tuiles, le bourrier. J'aimais être là. Pour moi aussi c'était un lieu d'enfance.

ELLE
Regarde, la pinasse de l'année dernière a disparu.
 
LUI
Tu sais je l'ai dessinée trois années de suite. Echouée, abandonnée sur le sable elle s'est lentement désagrégée. Comme tout change et moi aussi je vieillis. Je vois moins bien, je n'arrive pas à rester aussi longtemps.

ELLE
C'est formidable d'être encore là ensemble. A l'année prochaine Mais il ne vint plus, ni celle là, ni la suivante. Il restait en Dordogne. Elle  poursuivit le dessin avec son fils mais ce n'était plus pareil. Monsieur Bezin avait disparu dans un éclat de rire. Puis il y eut la disparition de son père qui lui pesait. Un Noël, ses cendres furent dispersées dans les dunes au milieu des oyats et des immortelles. Elle ne vint presque plus. Les vacances se passaient ailleurs. La vie s'écoule. Les choses changent imperceptiblement. Les êtres disparaissent mais restent à jamais gravés dans nos coeurs. Et cet été il est parti pour de bon. C'était comme un père. Au printemps, elle était allée seule dans les dunes. Au coucher du soleil elle a sorti son sac de couchage, et là, dans la paix de l'océan, son père veillant sur elle, elle s'est endormie.
C'est la pleine lune qui l'a réveillée.