L’Alpe (théâtre) – Sylvie Tubiana – 2010

à mes parents,
à Nina,
à Marguerite,
à Daniel,
à Marc et Laure,
à Chantal et Jean Philippe

Personnages

ELLE: femme avec parfois des allures de fillette.

MERE, NINA, MARGUERITE: femme   

IL: ami, amant, mari
      
La femme, allongée au bord d'un lac de montagne, une fine pelouse, des rochers, des myrtilles.
Elle s'assoit.

ELLE
Je suis née en juin, j'aime les fraises et le soleil et aussi les framboises,… les myrtilles…
je suis née en juin,l'été nous allions au bord de l'eau et l'hiver, l'hiver notre bonheur était de regarder la neige tomber s'accumuler sur les toits s'accrocher aux mélèzes.
Je suis née en juin dans la banlieue parisienne et tous les hivers jétais malade l'automne humide installait durablement des microbes,
dans mon nez dans ma gorge dans mes oreilles                                                                                                                                                            

MERE
Elle est née en juin et aprés un bel été au bord de l'eau la vie parisienne inaugura une série d'hivers où la maladie s'installait: nez qui coule, fièvre, antibiotique, toux, douleurs aux oreilles. Finalement, c'est l'Alpe qui apporta une solution. Monter en altitude, l'absence de microbes, de pollution, un air vif.

                                                                                                                                                                                                                                                          ELLE                                                                                                                                                                                                                                               Rapidement mes parents prirent l'habitude de m'emmener en altitude. Et là, je découvris le silence de la neige. Au delà de mes oreilles enflammées, je percevais une douceur, une délicatesse et une lumière qui me fascinaient

MERE
Debout devant la fenêtre, ou dehors sa cagoule sur la tête elle regardait la neige tomber les yeux grands ouverts

ELLE
mon corps, mon corps de bébé découvrait l'altitude la pureté de l'air et le bonheur de respirer toute ma vie a été une lutte pour respirer.
Aprés les rhumes, les bronchites il y a eu l'asthme et plus tard beaucoup plus tard la découverte que la création était comme une respiration. Je suis née en juin et mon prénom m'attirait vers la nature: l'eau, les arbres, les fleurs, les fruits, les animaux.
J'aimais la nature avec gourmandise, avec mes papilles, mes doigts, mes yeux, mes oreilles, mes narines. J'aimais cette nature en toutes saisons. A partir de l'âge de 6 ans, tous les hivers je partis en classe de neige.

NINA  sur le quai de la gare,
Allez les enfants, montez dans le train chacun a une couchette et après une bonne nuit on se réveillera à la montagne. Ne vous inquiétez pas tout se passera bien nous serons de retour bientôt. Une dernière bise aux parents et hop! dans le train.

ELLE
Tous les ans pendant plusieurs années en cours d'hiver nous résidions dan un village aux pieds des Aiguilles d'Arves. Il y avait plusieurs chalets: l'Oule verte et l'Oule rouge et puis chez Madame Bérard. C'est chez Madame Bérard que je préférais aller. J'aimais l'odeur de la ferme avec sa vingtaine de vaches. Nous assistions à la traite, à la fabrication de la Tomme et du beurre avec la baratte à main. Nous buvions du lait tout chaud, immergés dans la chaleur et l'odeur de l'étable. Il y avait les copains, les maîtresses. Il y avait Colette et ses pipeaux, et surtout la grande et belle figure auréolée de cheveux blancs de Nina, toujours, oui toujours accompagnée de son chien. Nous étions tous comme ses enfants. Il n'a pas froid aux pattes?

NINA
Ne t'inquiéte pas, il est habitué.

ELLE
Et avec toute cette neige, tu n'as pas peur de le perdre?

NINA
Non, pourquoi?

ELLE
Il a neigé plus de soixante centimètres hier, Il y avait déjà beaucoup de neige, si il s'enfonce on ne le verra plus. Et nous, cela va nous arriver jusqu'aux yeux?

NINA
Les skis t'empêchent de t'enfoncer, sinon tu marches sur les chemins, là, la neige est tassée.

ELLE
Il était urgent d'apprendre à skier. On apprit aussi à avoir froid, à pisser dans sa culotte sur les pistes, à s'amuser comme des fous avec les copains. Et, au bout d'un mois, nous rentrions à la maison pleins de souvenirs, de folles descentes, de batailles de polochons, de nouvelles chansons et parfois d'une médaille belle comme un flocon de neige qui brillait sur notre anorak. 
Et puis, et puis pour Noël, il y avait une autre village, un autre chalet.

MARGUERITE
Vous avez bien skié aujourd'hui?

ELLE
Oh! oui, c'était bien. On est une sacrée bande. C'est chouette, on skie tous ensemble.

MARGUERITE
Demain, ne rentrez pas trop tard, parce que c'est Noël.

ELLE
On mangera des truffes? On pourra se coucher tard? On fera du pipeau pendant la messe?

MARGUERITE
Tu sais bien que je fais toujours venir les truffes de Chambéry ma ville natale. Tiens, on frappe, tu vas ouvrir.

ELLE
Marguerite, Marguerite? c'est Monsieur le Curé.

MARGUERITE
Bonsoir, le repas est presque prêt

ELLE
On passait à table puis aprés avoir encore joué avec les copains, fatigués d'une journée de ski, on s'allongeait. Vers onze heures, parfois on nous réveillait parfois non, suivant notre âge et c'était la messe de minuit dans la grange.
Tout le village était là. On chantait, on jouait du pipeau et Monsieur le Curé restait dormir. On s'était un peu moqué de lui car il était très gourmand et bedonnant. Le lendemain, on se réveillait tard et on ne skiait que l'aprés-midi.

MARGUERITE
Je n'avais pas d'enfant et une grande maison. Tous les Noëls, mes neveux et nièces ainsi que les enfants d'amis venaient skier. Quel bonheur de partager cette joie de vivre et cette maison. Quel bonheur d'accueillir dans la grange tout le village pour la messe de minuit.                                             

ELLE
Je vais enfin vous le dire, cette maison c'était au Lavancher, un village dans la vallée de Chamonix. Les fenêtres donnaient sur la Mont Blanc et la Mer de Glace. Un grand pêle en pierre chauffait le séjour et la cuisine, près de l'entrée un petit mazeau avait été construit là
comme une maison dans la maison, réservé aux adultes et en haut de l'escalier, la grange et plusieurs chambres.
Une maison du bonheur, une maison ouverte, une maison du partage. Souvent après une journée de ski assise sur le radiateur
je restais des heures à regarder les sommets. On observait les nuages et si le Mont Blanc avait son chapeau peut-être neigerait-il le lendemain. La neige, la douceur de la neige c'était aussi notre grand bonheur de la regarder tomber, s'accumuler sur les toits. Puis emmitoufflés bonnet, gants, cagoule, anorak, nous allions faire de la luge, nous enfoncer dans la poudreuse, faire un grand et gros bonhomme de neige avec un nez en carotte. C'est là, dans cette grande et belle maison du Lavancher que j'ai su pour la première fois
à quel point j'aimais la montagne. Marguerite nous accueillait aussi bien en été pour les myrtilles, les champignons qu'en hiver.

IL
Tu viens skier

ELLE
Il y a trop de monde sur la piste, je vais faire du fond aujourd'hui. Quelques balades vers le monolithe ou à Bonneval, puis une course entre copains. 

IL
Viens faire du hors piste, cela va sûrement te plaire

ELLE
Je ne skie pas assez bien  

IL
Viens quand même essayer 

ELLE
La découverte d'une autre montagne, d'un autre massif, d'une autre pratique. Après le hors piste, la randonnée. Retrouver l'hiver l'itinérance de l'été, la solitude, les grands espaces et la neige, la neige, les sommets, les glaciers, les séracs, le ski dans les arbres.
Puis la découverte de la haute montagne l'été avec l'ascension de mon premier 4000. Ces années là, j'ai abandonné la mer
pour l'Alpe. Je me suis révélée terrienne en toute saison avec ou sans neige, dans les éboulis ou dans les sous bois.
Et un jour nous avons croisé nos spatules.

IL
Tu viens on part en montagne                                    

ELLE
D'accord je viens et on partait une semaine, un week-end, un mois, à ski, en crampons, en escalade, sur les sommets du Mercantour, de l'Oisans, des Pyrénées, à deux, entre copains à quatre ou cinq, en refuge, en bivouac, sous la tente, dans des cabanes.
Et toujours, toujours, le bonheur de la neige, de la neige immaculée,de la neige et de la pierre mélées, de l'altitude, de la lumière, de la solitude, du silence. Je suis née au printemps et la montagne m'a fait renaître, m'a donné une force, une assise, a été un des nombreux fils qui ont tissé ma vie

IL
Nous avons croisé nos spatules et nous nous sommes aimés. Et elle est partie, j'ai cru la perdre.
Nous nous sommes retrouvés et plus quittés. Nous avons changé de mer, changé de port avec toujours nos sacs prêts pour de nouveaux voyages et de grandes expéditions

ELLE
Des ascensions dans la Cordillière Blanche, des souvenirs extraordinaires. Oui nous entamions une drôle de vie, hors de l'ordinaire.
Et nous avons eu un fils, un fils désiré, voulu, attendu. Nous l'avons choyé pendant un an puis l'appel de l'altitude nous a séparés de lui pendant deux mois.

IL
Pourquoi tu fais la tête, tu sembles absente.       

ELLE
C'est trop dur, je n'ai pas fait un enfant pour en faire un orphelin. Les avalanches me font peur, la cascade de glace est délicate et ce n'est pas drôle, monter, descendre, s'acclimater… sur le même sommet.

IL
Demain on monte au camp II, tu fais partie de l'équipe.

ELLE
Oui, ne t'inquiéte pas.

Plus tard, 6800 mètres

ELLE
Je n'ai pas dormi de la nuit, je monte un peu et retourne au camp de base.

IL
D'accord, je vais installer le camp III avant de redescendre.

ELLE
La peur domine, la perte d'une certaine joie de vivre, une fissure s'inscrit dans le regard. Je n'en peux plus. Je n'en peux plus de cette pression, de cette angoisse, de cette promiscuité.

IL
Qu'est-ce que tu fais?

ELLE
Je pars trois ou quatre jours dans les villages, cela ne t'ennuie pas?

IL
Non, c'est une bonne idée,
puisque tu ne veux plus monter.

ELLE
J'avais soudain besoin de me retrouver, de me ressourcer. L'Himalaya, drôle d'expérience, dévoilant chaque être dans sa grandeur
et dans sa petitesse. L'Himalaya, j'avais atteint ma limite. La limite où la montagne n'était plus que de la douleur, où le plaisir était absent,
où la neige n'était plus douceur mais cruauté. Je suis partie seule dans  les villages, faire des rencontres, retrouver les couleurs et le goût des bonnes choses. Ah! Les crêpes aux pommes de Marpha. Quand je suis revenue, c'était l'échec, un peu d'amertume, personne au sommet. La neige tombait en quantité, il fallait rentrer.

IL
Difficile de vivre cet échec même si pour un bon cartésien les probabilités de réussite sont moindres.

ELLE
D'abord, retrouver notre enfant et nous retrouver nous-même et l'un et l'autre. Puis la montagne nous a appelés à nouveau et le silence de la neige qui tombe. Le ski hiver et printemps, l'escalade l'été avec parfois des courses de neige mais de moins en moins.
Puis nous avons inauguré l'itinérance en famille: l'Auvergne, le Maroc, les Encantats, la Corse…avec un enfant puis deux. Une nouvelle vision du temps, une respiration plus calme, plus lente et tellement pleine, intense qu'une semaine semblait durer un mois

IL
Deux enfants, un garçon et une fille. Je voulais tellement une fille. Mais soudain, la possibilité d'aller en montagne s'est éloignée. C'était toute ma vie. Je ne voulais pas, je résistais et quand je m'absentais au retour je retrouvais de la mauvaise humeur. Et des conflits et des cris. Je ne pouvais pas croire que je vous manquais. Je ne voulais pas comprendre que je te manquais à toi ma fille. Et puis je suis parti à l'Everest, seul pour la première fois, pour un si long voyage. Au retour, je ne m'aperçus de rien, j'étais encore ailleurs dans une bulle. Une bulle un peu amère, puisque le sommet une fois encore m'avait échappé. J'étais à la maison sans y être, je ne voyais pas la tension s'accumuler. Ma fille me fuyait comme si elle m'en voulait. Je ne comprenais pas, je n'en parlais pas. Je ne parle pas beaucoup.

ELLE
Pendant plusieurs années seules les vacances en montagne nous permettaient de retrouver cette harmonie perdue, laminée par le quotidien

IL
On monte jusqu'au lac?

ELLE
oh! oui, on pourra peut-être se baigner et faire des ricochets, s'allonger au soleil, observer les marmottes elle s'allonge à nouveau, silence

IL
Qu'elle magnifique journée, mais les vacances sont finies. Seule le montagne me permettait de me ressourcer. Après cette semaine de marche comme souvent depuis plusieurs années je partais faire de l'escalade de haut niveau. Certaines années, nous avons fait des cordées de trois avec notre fils avant ces dix jours difficiles

ELLE
Je me souviens avec bonheur de ces cordées à trois, des moments de complicités inoubliables Mais pour finir, je me retouvais seule avec les enfants et nous ne prenions pas de temps à deux. Les difficultés n'étaient pas réglées en vacances, seulement repoussées.
J'avais beau chercher comment diminuer les tensions, je ne trouvais pas de solution. Seule, peu épaulée, pas soutenue, j'eus plusieurs accidents et un jour ce fut la chute libre.
Nous étions en montagne, c'était Noël ce jour-là, dans la neige et le froid j'eus envie de me perdre, de me blottir sous un arbre et ce soir là de m'endormir. C'était évidemment stupide. Il a fallu des mois et des mois de dialogue, de réflexion, de travail pour obturer cette faille
qui lentement s'était creusée. Il a fallu beaucoup d'amour et cette montagne qui nous avait réunis pour retrouver un souffle paisible. Il a fallu cette lumière de la neige à travers mes larmes, cette gentillesse de nos amis turcs, ces escalades vertigineuses dans les Dolomites pour renouer ce dialogue de tous les instants. Aujourd'hui dans ce village italien, loin de tout la neige tombe dense, épaisse.
Les gros flocons dissimulent les mélèzes au loin comme un rideau opaque. Je me laisse envahir par ce silence de la neige qui tombe, par ce mouvement lent, régulier et immuable. Les yeux fixés au loin sur l'Alpe invisible, le regard médusé par tant de beauté.