Lactescence – Marie-Claire Tessier – 2007

Le raclement traînant des socques de bois sur les dalles de la galerie, je n’ai entendu que cela.
J’avais choisi intentionnellement cette heure au beau milieu de la nuit. Je la voulais pour moi seul, cette salle de bain que j’avais tant de mal à gérer, lourd de mes habitudes européennes.
Cette eau trop froide ou trop brûlante… Cette baignoire toujours pleine et toujours brûlante…ces robinets trop bas…
Vraiment une énigme, la toilette à la japonaise… Même au quatrième voyage !
Et ces intrusions dans mon espace intime d’un homme ou d’une femme qui passe ici un moment en me voyant sans me voir, fait ses ablutions, repart.
Je ne suis pas particulièrement prude mais cela me dérange de me frotter les aisselles et le reste en présence d’un regard qui pourrait me surprendre en plein dégagement de ces odeurs qu’on vient ici dissiper…

Seulement un bruit de sabot sur les dalles du jardin, amplifié, magnifié par la nuit. Et le rythme souple et rapide s’arrête en face de la porte de la salle de bain. Qui ne ferme pas à clé, bien sûr… Cette absence d’intimité.

J’attends, hélas, qu’on glisse la porte coulissante. Rien. Même pas ce bruit feutré de ces portes de papier laqué qui dans le silence absolu devient un des rares bruits domestiques.
Ai-je vraiment entendu ces pas ou est-ce le clapotis de cette eau brûlante dans laquelle j’ai enfin réussi à plonger le corps entier ? Je sais qu’il y a des chambres alentour.Toutes les pièces de ce ryokan donnent sur la galerie couverte qui borde le jardin…

Un eden.
Eden pour les yeux, les narines. Univers muet que ce ryokan. La langue de Cipango ne m’est pourtant pas inconnue. Mais ici, on ne parle pas. Etrange impression. Le vent ne s’infiltre même pas dans les arbres taillés au ciseau, bonzaïs de toutes tailles.

On me l‘avait recommandé pour son calme et son décor grandiose.Tout est grandiose. Le calme, le silence y est aussi parfait que l‘agencement du jardin.Tout glisse, les portes, les pas ne font pas plus de bruit que les poissons rouges du bassin. Les seuls
bruits : les socques de bois et l‘eau. L‘eau de la fontaine de bambou qui se jette de façon aléatoire dans un seau de bois, l‘eau des bains…

Plus d’une semaine que je suis installé ici. Le silence m’a happé autant que le jardin. Je m’en suis étonné dans la langue de Cipango à mon arrivée ici : un sourire et une petite salutation ont été les seules réponses. Et aujourd’hui, j’ai perdu l’envie de parler autant que d’en partir. Les sourires qu’exprimaient la compréhension de mes demandes ont été rapidement remplacés par ces petites salutations mains serrées sur la poitrine, tête baissée, geste vif anticipant mes désirs et mes besoins.
Ce silence m’empêchait de dormir à mon arrivée. Les visages et les mouvements se ressemblent, se confondent, se mêlent à la dynamique d’un petit pas pressé vêtu du costume de travail bleu « de France » dans la journée et du kimono rose passé quand le soir tombe. 

Rien qu’un bruit de socques de bois sur un dallage de bois de temps en temps.Furtif. Etouffé par le tissu des vêtements.

J’ai beau chercher à reconnaître qui fait quoi, qui est qui, je n’y arrive pas. Cela ajoute encore du piment à mon séjour, excite mon imagination démultipliée par le silence. Combien sont-elles ? Elles sont toutes aussi belles, gracieuses, élégantes. J’ai l’impression que c’est toujours la même personne que je croise. C’est troublant. Je me croyais photogénique et là, je n’arrive pas à différencier celle qui jardine feuille à feuille de celle qui arrange les espaces intérieurs. Odalisques uniques et multiples, elles sont au même instant dans deux ou trois endroits différents et pourtant c’est la même…
L’espace, le lieu, le temps m’ont englouti, avalé. Aucun bruit citadin ne traverse les fines cloisons du ryokan. Dans cette nuit je me laisse porter par cette eau brûlante dans laquelle j’ai eu tant de mal à entrer et où je me sens enfin bien et tellement plus présent, à distance de mes sens… Intemporalité où la buée dessine une auréole au-dessus de la baignoire de bois… Pourquoi l’eau ne refroidit-elle pas ? On ne voit pas de système de chauffage.

La question se perd dans la contemplation des volutes de buée que le courant d’air charrie voluptueusement dans tout l’espace de la salle de bain, bois brun sec dans un espace moite.

Soudain, mon regard dilaté par la chaleur et les émotions démultipliées par cet environnement s’arrête sur une ombre rose. Je n’ai rien entendu. Bien sûr. Je n’ai rien vu avant cette image sous la porte coulissante barrée de lignes noires régulières. Odalisque somptueuse. Courbe tendue d’un ovale magnifique, chair dense et rose lactescent. Mon esprit troublé ne sait plus différencier le bas d’un vase en pâte de verre…Un socle en forme de pieds croisés sous une croupe à l’arrondi parfait car les mains croisées -poignées de vase – en dissimule la ligne médiane.

Je sens que mon corps ne suit pas ma pensée… Une modification incontrôlable de mon anatomie interprète la vision de façon plus pragmatique. Mais oui. Il y a quelqu’une ici. Mes mains gourmandent déjà ces lignes que tout mon corps désire. Désir d’autant plus ardent que l’insolite de l’endroit avait rendu muet malgré la présence constante de ces vestales inaccessibles.

Ailleurs, le jeu de la séduction, j’en connais tous les paramètres. Avec ou sans parole. Ici, je suis le jouet de cet univers. Je l’ai vite compris et me suis laissé aller dans ce rôle pour en atteindre une finalité que j’ignore. Dans l’enroulement d’un cyclone, je cherche l’oeil blanc qui m’attire, où ces vestales merveilleuses me conduisent. 

Sortir de l’eau n’est possible qu’à grand bruit d’éclaboussures. Cependant mon désir est devenu plus brûlant que l’eau. Impétueux dans la nuit qui ose tout. Par habitude, pudeur ou pour dissimuler mon anatomie distendue, je cherche un tissu à enrouler ma
taille.

Un moment, ce détail trivial éloigne mon regard de l’objet de ma tension. J’y reviens vite.

Disparue. Mirage évanoui, il ne reste que les lignes obliques du sol croisant la perfection horizontale de la porte creusée d’un rond à l’harmonie du nombre d’or. Le miroir ovale, embué, dessine des ombres floues. Calligraphie aléatoire où j’identifie quelques mots : « souillée, arrêt… »

Mais là, cette courbe gracieuse rehaussée d’une masse noire… Un cou et sa chevelure de jais ? Y a-t-il quel-qu’une derrière moi ? Elle est, elles sont si proches. Impalpables. A portée de mes mains tremblantes. Non.

C’est à en devenir fou.

L’eau brûlante va calmer mes sens exacerbés dans un jet lactescent que je ne peux plus contrôler. Soupir d’aise.

Je ferme les yeux, dans la béatitude animale et bienfaisante que je connais bien et dont j’avais perdu le goût dans cet univers si particulier.
Le silence est intégral en moi et alentour. La tension dans mon corps s’est posée et je suis là, pierre ponce flottant sur une mer de feu, de nuit, de nulle part.

Mon dernier ressenti sera les doigts très fins sur mes paupières. Un appui incroyable, doigts d’acier main de velours. L’extase est si proche de la douleur que je ne m’en étonne pas. Intensément je jouis de cette pression proche de l’appui pubien sur mon organe qui déjà se gonfle de nouveau.

Le trait rouge sur le rebord de baignoire ne sera pas identifié de ton sexe éventré à mon corps déchiré.

Je meurs dans le bruit des socques qui s’éloigne sur la galerie emportant le son de la voix de l’odalisque au creux de mon oreille : «On ne ressort pas de l’eau souillée de Cipango ».

MARIE-CLAIRE TESSIER – 2007