Jusqu’à la transparence – Sylvie Tubiana – 2002

Un grand coup de sirène annonça l'appareillage. Nous étions à bord depuis le début de l'après-midi. Il n'était pas question d'arriver en retard. Alors chacun en avait profité pour s'installer dans sa cabine. Le bateau quitta le port en fin de journée. Il était gigantesque, presque une ville flottante. Ma grand-mère adepte des croisières avait invité ses deux filles. Je ne sais pourquoi je fus convié à ce voyage. Sans doute une interférence avec le calendrier des vacances scolaires. Depuis un moment sur la coursive, j'attendais notre départ. Le bateau sortit du port toutes ses lumières allumées et petit à petit la ville, orangée dans le couchant, disparut.
Je retrouvais ma grand-mère juchée sur un tabouret haut du bar en train de siroter un peu d'alcool mentholée qui lui tiendrait lieu d'anti-vomitif. Le vent s'étant levé, une houle très courte, cassante, nous malmenait. Finalement, je restais éloigné pour ne pas la déranger, un vieux monsieur s'étant approché d'elle pour lier connaissance. Il devint par la suite son partenaire de scrabble pour le restant du voyage.
Très rapidement les journées, en pleine mer, s'avérèrent monotones, seulement rythmées par de plantureux repas. Je m'isolais régulièrement sur le pont avec une pile de livres qui décourageait quiconque voulant m'aborder. De plus une bise fraîche n'incitait pas aux bains de soleil. La plupart des passagers menaient une vie mondaine que ma grand-mère adorait. Elle changeait régulièrement de toilette et surtout ne se refusait aucun aliment, alors que chez elle un rien la rendait malade. L'après-midi, on la trouvait soit à une table de jeux soit sur la piste de danse. Elle était heureuse et rapportait ainsi une brassée de souvenirs qui illuminerait son quotidien.
Ce soir là, on sentait la côte toute proche, une brume légère nous enveloppait. Le pont comme à son habitude était désert. Chaque passager ayant regagné sa cabine. Deux couvertures n'étaient pas de trop pour me protéger du froid. La lune très blanche apparut et au loin je pus apercevoir de grands glaciers plats se jeter dans la mer. A côté de moi, j'avais installé sur un pied ma petite caméra numérique et sans bouger à l'aide de la télécommande, j'enclenchais l'enregistrement. Puis je dus m'assoupir. A mon réveil, j'avais tellement froid que je rejoins rapidement ma cabine pour m'enfoncer dans un sommeil agité.
Au matin, un peu fiévreux j'allais prendre malgré tout un petit déjeuner copieux accompagné de cachets d'aspirine, désireux de continuer mes veilles. Ce n'est que plus tard que je vérifiais mon enregistrement vidéo. L'image très noire semblait parfaitement inintéressante, lorsque soudain une forme claire apparut de manière fugace. Que ce passait-il dans la nuit ? Un passager était-il somnambule ? Après une journée au rythme lent, qui me permit de me reposer, je m'installais à nouveau sur le pont. Cette fois-ci je m'équipais comme pour une course en haute montagne. Avec des gants, un bonnet vissé sur le crâne et un thermos de thé chaud, j'étais prêt pour affronter une nuit étrange. Cette nuit hors du commun que j'attendais depuis toujours et que je recherchais dans mes rêves et mes lectures.
Le bateau soudain ralentit encore. Sur la droite, surgit un iceberg énorme. Isolé au milieu de l'élément liquide très calme et d'un noir profond. Un marin vint s'accouder au bastingage, il scruta longuement cette masse de glace. Je fermais les yeux un instant et quand je les rouvrais, l'iceberg et le marin avaient disparut. La nuit semblait encore plus sombre et mystérieuse. Tout à coup, ils apparurent à la poupe du bateau et dérivant ils nous rejoignirent inexorablement. C'était une multitude de blocs de glace de tailles différentes. Une lumière semblait irradier du plus grand d'entre eux, au format presque cubique. J'aperçus alors cette forme fantomatique qui m'avait tant intriguée. Comme semblant naître de la glace, un corps allongé surgit petit à petit. Endormi en position fœtale, ni homme, ni femme, il se redresse très lentement, moins homme que femme. Ses bras bougent pourtant, mais leur mouvement est imperceptible. Elle est à genoux, puis assise. Elle s'accroupit, s'étire et se relève à demi. Tout est très lent, infiniment lent jusqu'à l'invisible. Tout est très blanc, infiniment blanc, jusqu'à la transparence… Un blanc bleuté dû à l'épaisseur de la glace. Serais-je en face d'une geisha ou d'une danseuse butho prisonnière des glaces. Un instant je rêve qu'elle dérive depuis des mois ou des années, nous sommes si loin du Japon. On frappe à la porte de ma cabine, le réveil est brusque, ma famille s'inquiète pour ma santé. Il me semble être tôt, un peu trop tôt, je ne sais plus où je suis. Je me rendors.
Dehors, il neige. Le bateau est blanc, tout blanc, invisible. Seul un marin reste sur le pont, il a des étoiles dans les yeux.

Sylvie TUBIANA