Huit corps perdus – Pierre Veilletet – 1999

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HUIT CORPS PERDUS

1
Comme les toits des maisons, nos corps sont apparemment serviles, mais il suffit d'une tempête pour les transformer en cerfs-volants sans maître.

2
Nous ne savons rien de leur façon d'être dans l'espace. Littéralement ils ne cessent de nous échapper : nos corps n'en font qu'à leur tête. Le miroir ? Tout au plus un instrument de mesure, pas un moyen de connaissance. Mieux vaut se fier aux visions de la rêverie qu'à l'anthropométrie. Si nos corps n'étaient oniriques, et donc déformables, nous ne les supporterions pas. Mieux vaut ne pas toucher terre.

3
Le corps n'est jamais fini, et encore moins, hélas, infini. Il est dans l'incomplétude, entre le projet de perfection, que lui prescrivent des images stupidement figées, et les métamorphoses que le temps impose jusqu'à dissolution, laquelle apporte au rêve l'ultime réponse des miettes.

4
Mais en attendant ? En attendant ?
Rien. Attendre. Projeter. Déformer.

5
La chambre est silencieuse, elle n'est pas vide. Des tapisseries, des cloisons peintes, du plafond lui-même sortent des formes fantastiques à la fois reconnaissables et déroutantes. C'est le bestiaire de l'attente, la projection mentale de ce que le désir fait avec l'absence. Tout corps semble pouvoir être ainsi ravi à autrui. Illusion, car nous n'en sommes ni créateurs, ni propriétaires. Dans l'amour, au moment même où on le touche, le corps de l'autre devient invisible. De même, le corps rêvé se révèle aussi intangible que le corps donné.

6
La projection du corps dans les draps bleus du fantasme n'est pas dépourvue de souffrance puisqu'elle convoque l'absente sans conjurer des pouvoirs qu'elle rend au contraire plus durables. La déformation est l'inverse d'un torture. Il se peut même que le corps trouve dans l'outrance à laquelle il est soumis un équilibre et une justesse qui lui faisait défaut quand il était à portée de main.

7
Visionner suppose le voyeurisme volontaire, la vision poétique et les vis qui scellent entre eux les fragments rassemblés par le souvenir. D'un corps, fût-il le plus chéri et le mieux exploré, nous ne pouvons nous remémorer que des parcelles qui ne sont pas faites de chair. Rien que des pans ombreux mêlés à de petites régions plus claires dans la phosphorescence d'un astre intermittent. Les formes ainsi déployées sont peut-être la vérité secrète de l'être. Et l'anamorphose la représentation la plus fidèle de l'inconscient.

8
Sans un trip LSD dans une île plate et anglaise, je n'aurais peut-être pas soupçonné cette expérience. J'avais été ramassé avec quelques autres victimes de la dernière cérémonie rock et chimique de notre temps. En vérité, je ne conserve de ce rapatriement qu'un souvenir : pendant trente-six heures s'est étiré dans mon esprit le corps protéiforme et bleu d'une créature indéniablement féminine dont le visage m'a échappé jusqu'à l'assommement de l'hôpital. Il m'échappe encore. Parfois je me dit que c'était le vôtre, dans une Charente antérieure où vous jouiez à la marelle, en vous appliquant parce que le but est de gagner le ciel.

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