événement d’espace – Jean-François Mathé – 1992

pour en arriver là
il a fallu plier bagage et
l'œil avec il se ferme en
enlevant aux arbres du printemps
le regard qui les faisait fleurir
il laisse dehors tous les paysages
soulevés par le vent comme si montait
en eux un seul transparent paysage

mais peut-être dormons-nous
d'autre chose que du sommeil
quand derrière l'œil s'ouvre
un autre œil
qui regarde à travers nous et nous
suspend dans le ciel qu'il voit

dans le ciel d'intérieur
qui n'est entré ici par aucune autre fenêtre
que celle d'un miracle

un ciel qui traverse les vitres
sans avoir eu besoin de leur transparence
un ciel sur les murs pas emmuré
un ciel plié par les murs et qui les déplie

on rentre dormir sous plafond bas
après avoir un peu joué aux quatre coins
avec des ombres après les avoir noyées
dans l'ombre plus lourde amassée par les paupières

enfin aveugle
et livré aux murs qui viennent
angles étreintes pesanteur
et le corps noyé

et le tout sans
mouvement des choses

comme si le vent était tombé des rideaux
en leur laissant une grâce d'envol

comme si les portes n'avaient été entrouvertes
que par une douceur de nuages

comme si les surfaces
faisaient l'aveu de leurs profondeurs

a quoi sommes-nous livrés
ayant soudain perdu l'ombre et la pesanteur
s'avançant de si loin sur un sol d'air
sur le calme plat d'un monde sans horizon

jamais ne nous rattraperont les arbres
ni les villes jamais les portes
jamais les impasses

rideaux linges lits autant de dépouilles
autant d'empreintes des corps qui furent livrés
aux abandons d'amour de solitude de mauvais sommeils
voilà ce que nous laissons en pâture
aux murs qui viennent et ne trouvent personne

a surgi la force de s'ouvrir l'espace comme les veines

JEAN FRANCOIS MATHE, 1992

voir la série photographique – Prix Kodak de la Critique 1993