On ne guérit jamais totalement de son enfance. De son séjour en Éthiopie, Sylvie Tubiana a conservé la nostalgie profonde des paysages de montagne, altiers et souverains, des fragrances enivrantes de l’eucalyptus et d’une hypothétique mais légendaire baignade dans les eaux de la mer Rouge…
Mais on ne guérit pas plus de l’amour que l’on porte à ses parents, surtout lorsque ce sont de grands intellectuels et humanistes comme le furent l’ethnologue-linguiste Joseph Tubiana (« Tubi » pour ses collègues du musée de l’Homme) et son épouse Marie-José, géographe qui partagea son amour pour l’Afrique et le « terrain », que ce soit en Éthiopie, au Soudan ou au Tchad…
Certes, lorsque l’on est une toute petite fille de cinq ans, c’est de la tendresse et de la complicité de la cuisinière dont on se souvient surtout, de la carriole à chevaux (gari) que l’on prend tous les jours pour aller à l’école, de la torture des puces qui se faufilent dans les plis de la peau, ou bien encore de cette sécheresse et de cette pureté de l’air à nulles autres pareilles…
Mais le plus beau « cadeau » de l’Éthiopie — véritable boîte de Pandore dans laquelle la plasticienne puise depuis peu souvenirs et sources d’inspiration – se niche peut-être dans cette passion chevillée au corps pour la montagne et ses sommets vertigineux qu’elle escalade à s’en faire éclater les poumons. Car celle qui avoue « respirer enfin à 1500 mètres » est aussi une grande alpiniste qui a arpenté la planète pour en gravir, de l’Himalaya au Pérou, les cimes les plus ardues. Désir d’expérimenter le vertige ? D’atteindre l’absolu ?
En tout artiste sommeille aussi cette soif des extrêmes, ce souhait de bousculer les frontières des apparences, de briser le mur des certitudes…
Après avoir exploré les replis de l’intime et les multiples facettes de son propre corps hissé au rang de pure abstraction, après avoir succombé à la fascination du Japon et de son « éloge de l’ombre » cher au grand écrivain Junichiro Tanizaki, Sylvie Tubiana a ressenti soudain, à la mort de son père en 2006, l’appel farouche et évident de l’Éthiopie. Cette terre-mémoire qui ne l’avait jamais quittée, même à Paris lorsque ses parents hébergèrent pendant de longs mois l’érudit éthiopien Abba Jérôme, le mythique informateur de Michel Leiris, « un vieux monsieur quasi-centenaire et totalement farfelu qui faisait désormais partie de la famille ». « Chez nous, il y avait aussi tout le temps des Tchadiens et des Soudanais qui passaient et repassaient, et c’était toute l’Afrique qui s’engouffrait avec eux », résume sobrement l’artiste.
Car nul exotisme de mauvais aloi, nul voyeurisme chez cette plasticienne dont le travail délicat repose tout entier sur la projection d’images éphémères redessinant poétiquement l’espace. En scénographe de la mémoire, Sylvie Tubiana a donc refait à sa manière le voyage vers l’Éthiopie, investissant les parois d’une vieille ferme pour y projeter le cliché d’un jeune berger vêtu du manteau traditionnel éthiopien (chamma), transcendant ainsi les frontières du réel et de l’illusion.
Au terme « fantôme », l’artiste préfère d’ailleurs celui d’« apparition », moins tragique et plus fidèle à ses yeux. Comme un théâtre d’ombres et de lumières, le travail de Sylvie Tubiana s’affranchit ainsi des strates du temps, traverse le miroir des apparences, fait se réconcilier le passé et le présent. À Harar même, au cœur de sa « maison-musée », elle a ainsi ressuscité la présence de celui qui hante encore toutes les mémoires : ce jeune poète déchu à la jambe rongée dont la silhouette amaigrie et le crâne rasé signent la souffrance. Cet Arthur Rimbaud qui porta ses semelles de vent jusqu’en Abyssinie et troqua ses voyelles contre le commerce des épices et les lourds parfums d’Arabie…
De « l’Afrique fantôme » au « poète fantôme » Sylvie Tubiana a donc jeté un pont aussi léger qu’une moustiquaire, aussi fragile qu’un souffle de vent. Et c’est un peu de cette magie-là qu’elle convoquera à son tour dans son exposition de Charleville-Mézières — la ville rimbaldienne par excellence — à travers installations éphémères, peintures naïves éthiopiennes, et projections redessinant un nouvel espace-temps. D’une rive à l’autre en quelque sorte. Entre passé fantasmé et éternel présent…