Sylvie Tubiana, artiste ouverte au monde, a noué, au fil de son parcours personnel et créatif, des liens profonds avec des cultures aussi éloignées et variées que le Japon et l’Éthiopie. Par une mise en perspective originale, un développement dans l’espace qui libère l’image photographique des limites de la bi-dimensionnalité, Sylvie Tubiana amorce des dialogues silencieux avec ces lieux où la mènent ses voyages, effaçant les barrières spatiales ou temporelles, brouillant les pistes et les contours trop précis avec lesquels nous aimons à définir les êtres et les choses, les nations même.
Ainsi, l’artiste nous emmène dans l’univers des estampes japonaises, que nous pensons si bien connaître, mais que son intervention, donnant naissance à une sorte de nouveau japonisme dénué de folklore, nous fait appréhender d’une manière inédite, à la fois directe et distanciée. Sylvie Tubiana superpose projections de nus photographiés et gravures de l’époque Edo, l’œuvre graphique surgie du passé et l’image contemporaine capturée par l’objectif ne faisant plus qu’un. Il arrive même que l’on aperçoive, en transparence, l’ombre des scènes qui se trouvaient au verso de la gravure choisie par l’artiste ; figures fantomatiques qui suggèrent un monde caché, une strate supplémentaire de lecture.
Dans certains cas, Sylvie Tubiana a isolé dans les estampes une seule figure, qui se coule sur le corps nu du modèle photographié, tel ce jeune homme alangui se lovant dans le dos de l’artiste. D’autres fois, la photographe n’hésite pas à concentrer son attention sur l’espace vide entre les personnages, qui ne sont plus suggérés que par des détails, tel le tracé d’une main. Rien de très surprenant d’un point de vue japonais, dont l’art classique intègre largement les notions de vide et d’asymétrie ; mais plus étonnant selon les codes de la tradition occidentale, où l’élément principal de la composition se doit d’occuper le milieu de la composition. A genoux, accroupies, les figures adoptent d’ailleurs des postures habituelles dans les architectures traditionnelles au sol de tatami ; des manières de s’asseoir, de se poser, qui offrent une perception de l’espace forcément différente de celle qui prévaut en Occident, où la relation directe au sol a été bannie depuis des siècles (même si elle semble toujours évidente chez les enfants et les adolescents, encore libres du poids des conventions sociales).
Par le biais de l’image, le spectateur est invité à se laisser porter, à s’envelopper de la pénombre paisible dans laquelle évoluent les figures, le dialogue entre ombre et lumière se révélant un autre élément primordial du langage créatif de Sylvie Tubiana, à la fois un instrument et un sujet de recherche. La lumière filtre à travers les cloisons de bois et les parois de papier, pour éclairer les corps sans détruire leur mystère. Comme des masques du théâtre nô, les projections voilent le visage du modèle. On pense ici à la façon dont la culture japonaise insiste sur la distinction entre pensée personnelle et figure sociale, entre le honne et le tatemae. On ne sait plus distinguer l’envers et l’avers, de cette confusion naît une certaine magie et une sensation à la fois de liberté et d’enfermement.
D’ailleurs, bien qu’elle se mette elle-même en scène dans ses photographies, Sylvie Tubiana ne se livre pas au jeu de l’autoportrait ; son visage n’apparaît quasiment pas. La superposition des traits et silhouettes du photographe-modèle et de personnages surgis d’un passé géographiquement et historiquement éloigné brouille les pistes, donne naissance à un nouvel être à mi-chemin entre réel et imaginaire, à des créations hybrides qui font s’unir le féminin et le masculin, l’Occident et l’Orient, les visions de deux artistes.
Sylvie Tubiana fait donc le choix d’effacer sa propre identité, entre présence et disparition. Dans le même temps objet et conceptrice de l’image, l’artiste met doublement son rôle en abyme par le biais de la projection. Le spectateur perd ses repères habituels face à ces œuvres denses, immédiatement lisibles par la présence du modèle nu (dont on ne sait cependant plus s’il est homme ou femme, devenant une sorte d’être absolu), mais néanmoins déconcertantes par leur manière de redéfinir l’espace et la place de l’humain dans l’architecture. Dérouté, l’œil se perd d’abord dans ces superpositions et fusions d’images, planes et en volume, photographies de photographies… avant d’être capable de les distinguer et de les recomposer ; tout comme, lorsque plongé soudainement dans l’obscurité, le regard doit s’habituer et redessiner, petit à petit, les contours des choses, qui prennent alors une existence nouvelle, un visage différent de celui qu’ils offrent en pleine lumière.
Il en va de même dans les séries Geisha ou Regards, où le léger décalage entre les images superposées ouvre les portes de l’imaginaire, suggère un vide dans lequel peut éclore un autre niveau de conscience, sorte de rêve éveillé. C’est aussi la sensation qui transparaît de séries dans lesquelles l’artiste joue à intégrer des images de corps dans l’architecture, fragmentant les plans pour mieux les recomposer selon les angles de vue, comme autant d’anamorphoses. Sylvie Tubiana ne recherche pas le point de vue qui permettra de reconstruire l’image originelle, non déformée par la projection et par l’angle de prise de vue ; elle bâtit plutôt son propos sur ces modifications même subies par l’image, sur les jeux de transparence, de regards, sur ce brouillage des pistes et des visages. A partir de parti-pris créatifs très précis, Sylvie Tubiana parvient donc à dépasser le stade purement conceptuel pour nous entraîner dans un univers hors des contingences habituelles, tout de sensibilité et de sensualité, dans toutes les acceptions du terme puisque son art fait appel à tous nos sens ; un univers porteur d’émotion, dans lequel on accède sur la pointe des pieds, à tâtons, pour en découvrir progressivement la profondeur et la richesse, et se laisser imprégner de son atmosphère, qui n’est pas sans rappeler l’ambiance si particulière des bains japonais (auxquels l’artiste a d’ailleurs consacré une série), ce mélange de chaleur cotonneuse, de flottement silencieux et d’énergie joviale…
Quel que soit le thème auquel elle se consacre, Sylvie Tubiana sait donc toujours insuffler sensibilité et vie à ses compositions, par son utilisation inattendue du corps, par son sens de la couleur et des rapports entre ombre et lumière. Ses photographies témoignent d’ailleurs d’une certaine picturalité, qui les inscrit plus dans le sillage des maîtres de la peinture que dans les courants contemporains de la photographie. Comme un peintre utilise le pinceau et les pigments, Sylvie Tubiana exploite la lumière pour développer son écriture personnelle. La lumière définit avec clarté les sujets ou au contraire les baigne d’une douceur dorée qui n’est pas sans rappeler la peinture vénitienne ou post-caravagesque. Cependant Sylvie Tubiana n’utilise pas la technique pour la technique, ne se limite pas à une sèche application de principes esthétiques qui s’avéreraient rapidement stériles ; il s’agit plutôt pour elle d’interroger le médium photographique, ses potentialités, et le rapport que le photographe et le spectateur entretiennent avec lui.
Sylvie Tubiana se révèle ainsi une véritable artiste multidisciplinaire, dont le vocabulaire expressif s’est enrichi de multiples expériences plastiques et pour qui la photographie est avant tout un outil parmi toute la palette qui s’offre à elle. Ses œuvres se révèlent des expériences à la fois sensorielles, sensuelles et conceptuelles, qui nous incitent à interroger notre rapport à l’espace et au monde, visible ou invisible, qui nous entoure. Afin de mieux en explorer les richesses insoupçonnées.
Note : Depuis 1994, je projette des images de corps dans des espaces et dans cette série pour la première fois sur un document plat : un dessin. Ce ne sont pas les estampes japonaises qui ont été projetées sur le corps. Cela change mon rapport à la lumière (pas d’ombre, modelé très doux, déformation du corps par la perspective) et mon rapport à l’histoire de la photographie, notamment aux photographes de nus. Plus qu’un tatouage, fort à la mode actuellement, je parle d’incarnation : le dessin prend chair par l’intermédiaire de la projection photographique et de la superposition de ces deux images. Je parle aussi essentiellement de perception. Notre cerveau, pas habitué à ce type de travail, est incapable dans un premier temps de le lire, on ne voit que ce que l’on connaît déjà. S.T.
Valérie Douniaux