L’abécédaire intime de Sylvie Tubiana – 2013

A comme Art
J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont laissé m’exprimer dans divers domaines artistiques dès mon plus jeune âge. Inscrite dans des établissements aux méthodes actives, j’ai ainsi beaucoup pratiqué la peinture dès l’école maternelle et primaire. Cette liberté créatrice s’est profondément inscrite en moi. J’ai par la suite effectué mes études secondaires à l’École Alsacienne à Paris, dont les méthodes étaient également avant-gardistes. Mon bac scientifique en poche avec option dessin, j’ai ensuite passé avec succès le concours de la Villa Arson, à Nice. Inscrite dans la filière « art », j’y ai alors expérimenté toutes les techniques : la gravure, la lithographie, la sculpture, la céramique, et un peu de photographie. Mes premiers travaux étaient exclusivement en Noir et Blanc…

B comme Banque de données
Depuis 1994, j’ai constitué une banque de données d’images de corps dans laquelle je puise. Ces images sont ma palette. Pour ce travail en Éthiopie, je me suis nourrie à d’autres sources, mes couleurs en ont été modifiées. Toujours et encore le rouge et le bleu, mais sont apparus le violet, l’orange, le vert, le jaune. Ma palette s’est élargie.

C comme Corps
Photographier des nus n’a jamais été pour moi chose facile. Quand il s’est agi de faire poser des modèles, il a fallu que je m’y reprenne plusieurs fois. C’est sans doute pour cette raison que j’ai utilisé mon propre corps comme matériau de départ. Je peux ainsi le déformer à volonté, le rendre longiligne ou ramassé. Ce n’est pas de moi que je souhaite en réalité parler. Mes installations ne recèlent en effet ni volonté narcissique, ni dimension érotique. C’est un travail sur l’image, un jeu du regard.

D comme Danse
Très jeune, j’ai pratiqué la danse contemporaine auprès de la danseuse allemande Karin Waehner, ce qui n’a pas été sans incidence sur mon travail. J’y ai puisé les notions de puissance et de symétrie, car c’était une forme de danse assez physique, massive même. J’ai aussi dansé avec Odile Duboc, Susan Buirge, Christine Gérard et Régine Chopinot. J’admire  particulièrement le travail de chorégraphes comme Carolyn Carlson, Pina Bausch et Michèle-Anne de Mey, artistes qui partagent de nombreux traits avec ma démarche.

E comme Éthiopie
« Mon » Éthiopie est davantage imaginaire que réelle. Elle est d’ailleurs restée bloquée en moi pendant de longues années. Il a sans doute fallu le décès de mon père, en 2006, pour que j’ose enfin briser l’interdit.
L’Éthiopie m’a bien sûr ramenée à Rimbaud, et au-delà, m’a permis de revisiter ma mémoire.
En outre, travailler physiquement et intellectuellement dans la maison du poète, à Harar, m’a obligée à explorer d’autres territoires, comme l’autoportrait, ou le travail sur les manuscrits. Il n’était évidemment pas question, ici, de photographier ou de projeter des images de nus…

F comme Fragmentation
Mon travail s’est tout d’abord inscrit dans la fragmentation, qui est emblématique de notre société. Ensuite par le biais de la projection, j’ai quitté partiellement la fragmentation pour m’inscrire dans quelque chose de différent mais toujours mathématique : la mise en perspective ou la déformation d’un rectangle de lumière sachant que toute surface fait écran. Travail moins rigide et plus poétique.

G comme grain
Grain de la peau, grain du mur, grain de lumière… J’associe et je fais fusionner ces trois éléments dans un travail plastique où la matière a une grande importance. Je n’oublie pas le grain de la pierre, du sable, la douceur de la neige et la finesse du grain du papier photographique. En fait, tout mon travail repose sur ce jeu expérimental avec les surfaces sensibles, qu’elle soit façade de ferme éthiopienne ou grotte préhistorique.

I comme Instinctif
Il y a une vraie dualité dans mon travail. Nourrie de nombreuses références (picturales, photographiques, architecturales, littéraires) ma démarche s’appuie en grande partie sur une sensibilité instinctive. Elle laisse ainsi une grande place au jeu et au hasard. De là naît une communication silencieuse entre les êtres et les choses.

J comme Japon
Si l’on regarde bien mon travail, on s’aperçoit qu’il a toujours tissé un lien, conscient ou inconscient, avec le Japon. Mes « Pliages de lumière » évoquent ainsi l’art de l’origami. Mes installations avec des graviers au sol partagent des affinités avec les jardins zen. J’ai également été frappé par le lien entre mon travail et le tatouage (notamment le tatouage intégral des yakuza), qui sont une des composantes essentielles de la culture japonaise. Il était donc logique que je me rende un jour dans ce pays, dont l’architecture traditionnelle m’a toujours fascinée.
Au Japon, j’ai alors rencontré le bois, le papier, la paille de riz, soit autant de matières que je n’avais pas encore explorées. Mon travail dans les bains traditionnels (onsen) de facture contemporaine m’a offert aussi l’occasion de traduire les effets de la vapeur d’eau sur les carrelages et les corps, dont les contours se dissolvent peu à peu dans l’espace…

comme Modèle
La question du modèle ne se pose pas : est-il difficile de se mettre à nu ? Le corps sur la « sellette » est mis à distance : ce n’est plus un individu, c’est une forme.

N comme Nature
Mon rapport à la nature a toujours été extrêmement puissant. Près de la maison de mes parents, sur les hauteurs d’Antibes, il y avait ainsi des serres de roses que j’affectionnais tout particulièrement. Je les ai beaucoup photographiées, car j’aimais les reflets changeants de la lumière à travers le verre et le plastique, les liens entre les courbes et les lignes, les contrastes entre le « construit » et le « souple ». Je me souviens d’ailleurs que mon premier rêve était de dessiner des jardins.

P comme Photographie
Je n’ai jamais considéré la photographie comme une fin en soi. Toute image est pour moi un matériau de base, un point de départ. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’association de plusieurs éléments d’apparence banale dont l’assemblage va précisément faire surgir du poétique voire de l’incongru.

Q comme Quête
Faire œuvre est une quête personnelle, c’est en parlant de soi que l’on touche les autres au plus près. On peut lire dans mon œuvre à livre ouvert aussi bien la plénitude que les difficultés d’être et la violence du monde.

R comme Références
L’œuvre de certains artistes me touche particulièrement. Leurs travaux sont pour moi des références dans mon cheminement. Je pense à Felice Varini, Giuseppe Penone, James Turell, Bill Viola, Georges Rousse, Alain Fleischer… Je me sens particulièrement proche de l’univers poétique de Louise Bourgeois, avec laquelle je partage son lien avec l’intime et son travail sur la couleur.

T comme Temps
Je ne pratique pas la photographie dans l’espoir de saisir l’instantané. Je souhaite au contraire que mes images soient hors du temps, hors de tout lieu, de toute échelle. Je choisis ainsi des poses longues, et préfère photographier des corps nus, car non datables. J’espère ainsi que mon travail atteindra l’universel, parlera à tout le monde.

V comme Vision
Ma création est liée au regard, à la vision. Cependant, je plonge l’espace dans la pénombre pour pouvoir créer mes propres visions, mes propres mises en scènes où tout est illusion. Je réalise ainsi des sculptures de lumière en utilisant la projection d’images fixes ou mobiles (vidéos) qu’il faut appréhender physiquement et mentalement.

Z comme Zen
Depuis que j’ai cessé de pratiquer la danse, je me concentre davantage sur le travail du souffle, sur l’énergie ressentie et transmise. Cela entre en résonance avec mon travail qui tend vers l’épure, le dépouillement, une certaine forme d’ascèse. Mon voyage au Japon n’est certainement pas étranger à tout cela…

(Propos recueillis par Bérénice Geoffroy-Schneiter)
 

voir la publication

voir la série photographique