La chambre est pleine d’ombre… – Anne-Marie Garat – 2013

Il faut aux vidéos de Sylvie Tubiana une chambre pleine d’ombres pour que se révèlent à nos yeux les images rapportées de son voyage en Ethiopie à la rencontre de Rimbaud; il faut que règne la pénombre dans les murs du Musée de Charleville pour que le pinceau de lumière y projette la présence immatérielle du plus grand absenté de la poésie, y suscite ses fantômes magiquement suspendus dans l’espace, comme ils l’ont été dans la maison du Harar, ainsi qu’en témoigne l’exposition des photos prises là-bas. Et ce n’est pas le moindre charme que son dispositif emprunte à celui des primitifs, au principe des vieilles lanternes qui projetaient des vues sur verre, dont le spectacle troublait et enchantait les spectateurs de Méliès au théâtre Robert-Houdin… Un peu de cette magie primitive opère, suscitant paysages, silhouettes et traces incertaines, moirées par leur projection, ainsi qu’au fond de la caverne platonicienne se donnaient à voir les apparences idéales sur la paroi obscure, comme les rébus d’une vérité promise.

Longtemps nous a poursuivi le rêve antique de conserver la silhouette éphémère décalquée sur le mur par la lumière solaire, de graver le profil du bien-aimé en-allé, du voyageur ou du disparu au royaume des morts, de capturer l’image des lieux et des êtres, jusqu’à ce que la photographie invente le support sensible propre à les recueillir, à les garder en chambre noire avant de les imprimer sur les plaques. Rimbaud lui-même, contemporain de la popularisation de l’appareil, passe commande et s’outille d’une chambre, rêvant de fixer les vues des contrées inconnues qu’il arpente, bêtes et gens, bâtis et paysages1, ainsi que le font ses semblables, aventuriers avides de fortune au risque de la mort, explorateurs ou topographes soucieux d’instruire les sociétés savantes, têtes mêmement brûlées par les soleils africains.

Les oeuvres de Sylvie Tubiana renouent avec la magie simple de ce rêve photographique, le doublent de surcroît puisqu’elles reproduisent celles d’une installation qui a eu lieu à Harar dans la Maison Rimbaud en 2012 : les murs de l’ailleurs éthiopien s’emboîtent dans ceux de l’Ardenne, leurs espaces se superposent et se confondent, condensant jadis, naguère et aujourd’hui en une expérience quasi onirique des temps et des espaces réconciliés.

N’est-il pas saisissant enfin que ces images entrent en résonance avec la phrase inaugurale du premiers vers du premier poème 2 publié par le jeune Rimbaud en 1870 : La chambre est pleine d’ombre… Dans cette chambre obscure, sous le rideau flottant du lit, s’agitent des rêves d’entre veille et sommeil qui sont comme l’étrenne de l’œuvre entière, l’annonce d’un monde orphelin à peupler de métamorphoses hallucinatoires, bientôt d’illuminations pures ; non pour le réparer, mais pour l’opérer en poésie. L’exposition de Sylvie Tubiana réalise en quelque sorte le dispositif prémonitoire énoncé par le premier vers rimbaldien, la mystérieuse chambre mentale où peuvent se déployer les productions imaginaires qui, pressentant violemment la voile, colonisent le monde, le transforment en son autre par la seule puissance du verbe, entreprise poétique qui a bouleversé la littérature.

Les images exposées, photos et vidéos, ne sont documentaires ni didactiques ou illustratives de la vie de Rimbaud. Elles évoquent de manière stylisée les lieux emblématiques du désert abyssin avec sa frise de dunes rocheuses en horizon, les paysages qu’il a traversés au rythme des lentes caravanes, quelques pages manuscrites de ses poèmes les plus célèbres, que signe la graphie de son écriture élancée ; et l’un des rares tirages argentiques de lui qui nous soient parvenus, cet autoportrait  qui le campe dans un jardin de bananes, bras croisés, solitaire dans son définitif éloignement, découpant sa silhouette dans la surexposition du contre-jour, dérobant dans le mauvais grain photographique son visage émacié, son regard dardé.

Ainsi projetées et exposées dans la Maison de Harar, ces images prennent-elles une valeur atmosphérique, anamorphosées par les supports de projection que sont cloisons, marches d’escalier, encadrements de portes qu’elles rencontrent, diaprées par les transparences de moustiquaires dont les voiles diffractent les lignes, espaçant les écarts, étirant les échelles et les distances, dispersant la couleur aérienne dans les coins bouchés d’ombre, véritable sculpture de lumière qui redistribue la surface photographique en volumes palpables, comme si l’évanescente matière photographique se muait en un solide dans lequel le visiteur peut se déplacer, habiter lui-même l’espace illusoire qu’elle produit, absorbant par son corps les corps lumineux, touché et peut-être radiographié par eux, qui nous parlent de Rimbaud, notre si proche lointain, notre grand contemporain.

La maison de Harar est une reconstruction, une invention, un ersatz tel qu’en produisent les lieux cultuels. Elle a peu à voir avec le bâtiment de longtemps détruit qu’habita Rimbaud en réalité mais, en son état et avec son décor reconstitué, elle a pour vertu de conjurer la disparition, la ruine, l’oubli. De même que l’espace muséal de Charleville accueille la mémoire – qui est elle aussi une construction -, expose objets et reliques, archives, souvenirs. Ces deux endroits sont des théâtres où sa résistance sublime, son insoluble absence sont mises en scène, son histoire, sa légende de très bon élève suant d’obéissance, performeur de concours académiques et virtuose en excellence scolaire, confisqué à ceux qui, le temps de le voir passer, le perdaient déjà de vue, rendu qu’il était à des altitudes éthérées, irrespirables à la Mère comme aux corps enseignants qui voulaient le voir rouler dans la bonne ornière, s’évadant vers des latitudes inatteignables au commun, si distantes de la rue, du bourg et des campagnes ardennaises quittés avant même que ne se dégage la route pilonnée de guerre, par raids successifs aggravant la séparation d’avec la localité d’origine pour gagner les réalités rudes de l’absolu inconnu auquel il aspire. Il est donc naturel que les photos de Sylvie Tubiana relient ces deux lieux consacrés, y incantent la présence de celui qui déclarait, reclus dans le grenier de Roche : Parce qu’il faudra que je m’en aille, très loin, un jour3

Très loin de nous, Arthur Rimbaud l’est, de manière inégalée. Non seulement par sa radicalité d’écrivain dont l’invention poétique n’en finit pas d’irradier les yeux et les âmes ; éloigné par sa désertion, sa rupture d’avec les siens, famille et compagnons, avec l’Europe aux anciens parapets plus sûrement encore qu’avec la poésie qu’il congédie ensemble et sans retour ; par son établissement au désert violent et dans les ports de la Mer Rouge. Eloigné surtout par la fabrication posthume de son mythe, qui fait de lui une insoluble énigme littéraire et humaine, jusque dans les avatars hystérisés de l’idolâtrie opposés au lent, ingrat et fascinant travail de ses exégètes et historiens. Eloigné enfin par le temps qui disperse les traces malgré l’archive, sur-explorée, dont les pans d’obscurité, plus nombreux que les clartés, résistent, laissant une biographie trouée qu’en rien les photos ou les vidéos de Sylvie Tubiana ne prétendent combler. Ses hiéroglyphes de lumière, leur jeu d’illusion visuelle, au contraire aggravent la mélancolie de son absence, écrivent sur les murs l’immatérielle équation de son existence. Le corps sensible de lumière épouse trames et textures, par transparence ligne surfaces et profondeurs d’un texte que le mirage des sables, grains, pixels et poussières et cendres pulvérisent dans l’air ambiant, donnant apparition au fantôme qui continue de hanter l’imaginaire contemporain de son ombre majeure.

Ceci est seulement pour rappeler ma figure et vous donner idée des paysages d’ici. Lettre à Vitalie Rimbaud, 6 mai 1883
Les étrennes des orphelins, Revue pour tous, 2 janv 1870, p. 489 à 491
Une saison en enfer

 

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