Depuis 1994, j’utilise l’image de mon propre corps projetée et « mise en scène » dans l’espace.
Face à ces œuvres, la question du modèle ne se pose pas ; mes images ne sont en rien des autoportraits. Cette recherche apparentée à l’anamorphose a été à l’origine pensée comme la déformation d’un rectangle sur une ou des surfaces-écrans. « Pour ce que l’idée générique de son travail se fonde sur les jeux de déformation d’une forme rectangle dans l’espace – la fenêtre lumineuse de l’image diapositive projetée – l’art de Sylvie Tubiana procède d’une réflexion autour du concept de géométrie dans l’espace (…) »
Le corps, considéré tout d’abord comme objet ou prétexte, y a finalement acquis une importance inattendue.
Ces réalisations procèdent de la mise en œuvre de pratiques tant picturales que photographiques. Des références à l’histoire de l’art apparaissent régulièrement : de l’Eve de Cranach à Francis Bacon, du Caravage à Georges de La Tour.
En 2000, ce travail amorce un virage qui nous ramène à la préoccupation originelle : la déformation du rectangle dans l’espace. Le corps au lieu d’être photographié sur un fond noir et n’être à la projection qu’un signe – un signe dansant – émergeant du noir, est photographié sur un fond blanc. Lors de la projection, ce blanc donne l’illusion d’une boîte, d’un « pliage de lumière », d’une prison lumineuse dans laquelle la présence du corps devient plus narrative, théâtrale, et grâce à ce blanc, l’architecture est révélée.
De cette série qui met en valeur l’ombre et la lumière, ainsi que le pliage (origami), est né le désir de révéler la relation très forte qui s’établit entre mon œuvre et la culture japonaise. L’envie de réaliser une œuvre spécifique dans et pour ce pays même. Non pas en utilisant le corps japonais, car finalement il m’importe que ce corps soit anonyme et non identifiable, mais en liant mon travail à l’architecture traditionnelle japonaise et à la façon qu’ont les corps de vivre cette architecture.
De l’architecture traditionnelle japonaise, plusieurs éléments ont retenu mon attention : la variété des matériaux, la présence du sol dans les gestes et les attitudes de la vie quotidienne, l’utilisation de panneaux coulissants et leur ouverture vers la nature. L’espace intérieur se prolongeant naturellement à l’extérieur. Ainsi j’ai réalisé une première série intitulée Mémoire secrète.
Un des mots-clés de la civilisation japonaise est le mot espace. Ce travail qui consiste à « habiter l’espace », dans ce cas à habiter l’espace des Japonais, inspiré de leurs rites et de leur gestuelle, a touché leur sensibilité et leur émotion. D’autant que je suis « à l’œuvre sans idée préconçue » dans une approche intuitive des espaces et des cultures. Je me rends « disponible, prête à toutes les excursions possibles que m’offrent les situations du travail. Il est question de point de vue et d’échelle, de pertes de repères et d’équilibre, de monumentalité »* et aussi d’errance et d’enfermement. Outre l’architecture japonaise, c’est la relation qu’entretiennent les Japonais avec leurs bains et leurs sources thermales (onsen) qui a également nourri mon travail. Une série de photographies a été spécifiquement réalisée dans cette atmosphère si particulière de détente, de chaleur, de vapeur ; je l’ai nommée tout naturellement Onsen.
Je tente de rappeler avec force que la lumière est l’essence même de la photographie. Avec une image sans arrêt en balance entre l’apparition et la disparition, entre la claustration, l’enfermement et la liberté : « comme s’il était question de mettre ce corps à l’épreuve dans le huis clos d’un espace insolite. »*
Lumière, perspective, photographie comme autant d’outils plastiques pour constituer des images et des espaces.
De retour en France, j’ai ressenti le besoin que ce travail soit source d’échange avec d’autres artistes et provoque chez eux un désir d’écriture. Ce livre est la trace de la relation et de la complicité nouées avec Daniel Keene et Masumi Midorikawa.