Habiter l’espace – Philippe Piguet – 1999

A première vue, il est bien difficile de dire ce que l'on voit. Du moins, ce que l'image représente. En revanche, ce qu'elle est – une photographie – est aisément repérable. Du simple fait de sa matière, tout d'abord. Des immanquables jeux de reflets qui viennent en compliquer la lecture, ensuite. Au centre, un grand aplat coloré bleu cobalt, en bordure un autre brun foncé, des percées de lumière vive, une forme élancée d'une noire profondeur : l'image qui s'offre à notre regard ne délivre définitivement rien d'explicite et la façon dont les éléments s'agencent l'un l'autre entretient une totale ambiguïté. D'autant que l'œil s'égare à définir clairement les pleins et les creux.
" juste du bleu-plénitude " n°1 : le titre lui-même n'est d'aucun secours. Force est donc de s'attarder sur l'image pour réussir à la décrypter. De prendre le temps de s'y accoutumer – comme on s'habitue au bout d'un certain moment à repérer des formes dans le noir – afin d'y entrer pleinement, en toute connaissance. En toute reconnaissance. Dès lors, la forme d'un corps, d'un fragment de corps, partagé entre ombre et lumière, lentement émerge. Un corps apparemment déformé, qui paraît se fondre dans l'espace au support-image, à sa matière. Un corps qui en épouse les événements plastiques, qui se donne à voir comme un décor. Dans un mouvement inattendu, une attitude hors norme et, pour tout dire, subversive. Comme s'il était question de mettre ce corps à l'épreuve, dans le huis clos d'un espace insolite.

Toutes les œuvres de Sylvie Tubiana n'offrent pas la même résistance. Certaines se livrent dès le premier regard, sans pour autant dévoiler d'emblée leur fonctionnement, tandis que d'autres s'appliquent à entretenir le doute. Un point commun toutefois les rassemble : le corps y est soumis à toutes sortes d'élongations, de désarticulations et de transformations qui sont non seulement celles dont il est naturellement capable mais d'autres, artificielles qui résultent de manipulations extérieures. Tout à la fois objet, sujet et matière du travail de Sylvie Tubiana, le corps occupe ici une place centrale, sinon première, parce qu'il en est le prétexte, l'argument (comme on le dit du livret à l'opéra), ce sans quoi rien ne se justifierait.

Photographe, Sylvie Tubiana met en jeu sa propre image dans des compositions savamment élaborées dont l'énigme le dispute aux conventions établies. Face à ses œuvres, la question du modèle ne se pose pas. S'il s'avère qu'il s'agit de l'artiste elle même, ses images, d'une absolue pudeur, ne sont paradoxalement en rien des autoportraits. Conçues comme les icônes d'une nocturne épiphanie, réalisées dans la boite noire d'un espace privé, elles procèdent de la mise en œuvre d'un protocole qui conjugue des problématiques tant picturales que photographiques. Celui-ci en appelle notamment à la pratique de la projection, le principe d'anamorphose exploité ici ne l'étant que pour sa seule capacité à rendre méconnaissable la figure projetée. Aucune reconstitution de la figure originelle n'est en effet ni permise, ni envisagée.

La démarche de Sylvie Tubiana repose sur la fabrication d'images que l'on pourrait proprement qualifier d'incongrues, tant elles sont aux antipodes de ce qu'il est ordinairement considéré comme convenable. De fait, elles ne conviennent pas. Elles ne correspondent à aucun ordre établi, ni à aucun système convenu . Elles sont énigmatiques et requièrent qu'on les déchiffre. Elles sont étranges et déstabilisent le regard qui s'y porte par le manque de leur familiarité. Alors même qu'elles dérogent aux canons les plus élémentaires de la représentation, elles ne relèvent pourtant d'aucune dérogation opératoire particulière. Sylvie Tubiana travaille selon les modalités les plus ordinaires de la prise de vue. Elle procède tout d'abord par la fabrication de toute une quantité de diapositives sur fond noir de son propre corps en vue de constituer une véritable banque de données, l'utilisant par la suite pour fixer sur la pellicule la projection dans l'espace de l'une de ces images à l'aide d'une chambre moyen format. La collusion des deux perspectives mises ainsi en jeu, celle de la projection d'une part, celle de la prise de vue finale de l'autre, est coupable du trouble occasionné. Dans l'espace occulté où elle opère, l'image du corps projeté s'écrase en effet au mur, en épouse les différences architecturales, s'incarne de sa matière, se teinte de la couleur d'un papier coloré épinglé ou disparaît au contraire dans le mur parce que masquée pour partie sur la diapositive. De tous ces avatars, le travail de Tubiana se nourrit et se décline, jusqu'à composer des ensembles pertinents comme ceux qui sont ici présentés – " Juste du bleu ", " Néanmoins du rouge ", " Au-delà du mur ".

Pour ce que l'idée générique de son travail se fonde sur les jeux de déformation d'une forme rectangle dans l'espace – la " fenêtre " lumineuse de l'image diapositive projetée – l'art de Sylvie Tubiana procède d'une réflexion autour du concept de géométrie dans l'espace. C'est à dire de l'inscription d'une figure dans une structure. Si la notion de géométrie renvoie à l'idée scientifique de figures dans un espace physique donné, celle de géométrie dans l'espace la spécifie à l'ordre d'une relation tridimensionnelle dans une qualité d'investigation propre à Euclide. La démarche de Sylvie Tubiana ne prétend nullement relever d'une application particulière des théories du célèbre mathématicien ; elle en retrouve les préoccupations majeures. Les réflexions développées par le grec dans son Optique, basée sur la propagation rectiligne de la lumière et dans laquelle il construisit une perspective, énonçant des lois qualitatives, ne sont de fait pas très éloignées des solutions plastiques mises en œuvre par l'artiste. Bien sûr, ses intentions restent de l'ordre d'une pure esthétique et ce qui règle la fabrication de ses images ne procède ni d'une démarche rationaliste, ni d'une préoccupation scientifique.

Quelque chose d'une mise en abîme, présent dès ses toutes premières images dans cette façon qu'elles ont de fragmenter de l'espace, est à l'œuvre dans le travail de Sylvie Tubiana qui prend ici tout son sens et lui permet le jeu d'inclusion d'une image dans une autre du mode de la projection. Jadis constitués en polyptyques, ses travaux ne requièrent plus aujourd'hui que l'unité d'une même surface parce que la question de la multiplication des points de vue a été résolue de façon interne à l'image. L'usage qu'elle fait d'autres éléments, comme la feuille de papier coloré ou le masquage d'une partie de la diapositive, lui permet dans l'image finale de surenchérir cette dimension d'abîme. La projection de la figure fragmentée du corps y est ainsi l'objet de toutes sortes d'accidents, parfois inattendus, avec lesquels doit composer le photographe. Cela lui est d'autant plus aisé que, si elle contrôle les événements et ne retient que ceux qui lui conviennent au moment donné du travail et de la prise de vue, Sylvie Tubiana est à l'œuvre sans idée préconçue. Elle reste tout le temps disponible, prête à toutes les excursions possibles que lui offrent les situations du travail. Il est question de point de vue et d'échelle, de pertes de repère et d'équilibre, de monumentalité, de précipitation, de fuite et de digression.

Finalement, face aux œuvres de Sylvie Tubiana, la question qui se pose est celle de l'illusion. Du rapport de ce que nous voyons à ce que nous savons. Parce que ce qui fait illusion n'est pas tant une erreur de perception causée par une fausse apparence qu'une erreur de jugement conséquente à manque de connaissance. Dans le huis clos où elles s'abîment, les projections qu'orchestre l'artiste sont pour elle l'occasion d'interroger la nature même de l'acte photographique. Dans ses relations au réel, au vraisemblable et à la fiction. Et la façon qu'a l'image projetée de se répartir dans l'espace, ici, là, en dessous, en dessus, au-delà, souligne bien le soin qu'a Sylvie Tubiana de chercher à l'occuper. A le peupler. A l'habiter. Jusqu'à l'extrême d'une abstraction, si nécessaire.

PHILIPPE PIGUET 1999

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