C'est l'hiver. Elle se trouve à Paris dans un appartement étranger. Dans la lumière avare de l'hiver de Paris. Le disque sur la platine tourne à vide, et il fait chaud entre les murs lilas de la trop petite pièce. Elle est seule à Paris ; elle paraît nue, vacante et inaccessible comme l'est une détenue attendant la levée d'écrou. Elle montre peu de visage – car elle est de ces femmes qui s'esquivent avant qu'on puisse les identifier – mais ce corps menu, mat et nerveux qui, n'étant nulle part à sa place, bouge en guise de compensation. A moins qu'un souvenir ne la mette en mouvement : celui de son désarroi puis de son émotion lorsque, descendant de l'autobus andin, elle s'entendit appeler en espagnol par un demi-inconnu qu'elle n'avait pas vu depuis deux ans. Le disque ? C'était un air de flûte ou une milonga … Il faut toute une vie pour apprendre la couleur d'un corps.
… Oui, elle se déplace comme une qui n'a d'autre but ce jour-là – et sans doute de façon permanente – que d'être la géomètre de son espace mental, d'en baliser les zones d'ombre et les chausse-trappes… (se méfier du lasso des miroirs et du poignard des persiennes)… Jamais elle n'aura suffisamment de cases à sa disposition pour plaquer sur ce monde l'ordre et la paix quadrillée des marelles de son enfance. En ce temps-là, un petit chasseur Ethiopien dans un cadre peint, veillait sur son sommeil, et elle ne connaissait pas l'effroi.
Aujourd'hui, elle a peur mais elle se tait. Elle va d'une pièce à l'autre, nue, vacante et têtue. Elle mange un carré de chocolat.
Dans l'autobus jaune qui monte à Chavin de Huantar le chauffeur dit : " la multiplication des formes est fille de la division de l'être ".
PIERRE VEILLETET 1990