Aux confins des abysses
L’Esprit est un Regard.
Et le Regard écoute.
Son ouïe sonde les âmes.
Ses yeux fouillent les cœurs.
Il s’attarde sur l’homme…
Dans son corps de papier
Un frisson inconnu
Traverse le guerrier
Epuisé, vieux et nu.
L’Esprit l’entend gémir :
« Pourquoi moi ? pleure l’homme,
« Pourquoi suis-je l’élu ?
« Je suis indigne d’elle ! »
Le Regard a des lèvres
Qui parlent, qui rassurent :
« Sa peau, comme l’humus,
« Dissimule une fleur.
« Il n’est pas de lotus
« Qui se cueille sans peur.
A ces mots, l’homme acquiesce,
Se calme et se résout.
S’ils ne l’ont pas voulu
La Vie exige d’eux
Qu’ils ne fassent plus qu’un.
… Ont-ils d’ailleurs le choix ?
Dehors, dans la nuit rouge, éternelle à hurler, l’aigle chanteur s’est tu. Le jasmin troubadour a reposé son luth. La neige cabotine a quitté son théâtre. Les corolles de pierre ont replié leur grain.
La cendre boit la terre.
La mer cherche son sel.
La Lune ne luit plus.
De suie diaprée de sang, le ciel n’est qu’un désert, un vide tourmenté aux fractales lugubres.
« Où est donc le Soleil, s’interroge la Vie, qu’est devenu son or ? »
Une larme campêche inonde ses joues grises :
« Inconscience maudite ! Ces fous l’ont effacé !
« Ils ont gommé l’azur ! Ils ont brûlé le vent ! »
La Vie, abasourdie, refuse de mourir.
Elle a besoin de chair, elle a besoin d’amour,
De joie, de chants, de rires !
La Vie est un phénix qui renaît de ses larmes.
Ce couple est son salut.
La femme est son espoir.
Le Regard le sait bien.
Lui même est en danger.
Tapi dans la demeure
Aux murs parcheminés,
Il vole vers la femme
Pour juger de ses craintes…
Immaculée d’eau pure
Dévêtue et fragile
La jeune femme jure
Contre ce lien d’argile…
« Qui est-il ? D’où vient-il ?
« Son nom m’est inconnu. »
Une image est un son
Empreint de mots visibles.
Le langage de l’Oeil
La console et l’apaise…
C’est un soldat du verbe
Qui défendait le fleuve,
L’oiseau, la loutre et l’herbe.
Son nom est une épreuve.
A genoux, résignée,
La femme se recueille.
Une chandelle éclaire
Son attitude pieuse.
C’est l’unique lumière
A briller ici-bas.
Par delà la maison, le Chaos règne en maître. La banquise outragée agonise en silence, le sable roux des baies se gorge de squelettes, et le Grand Architecte, à ce spectacle ignoble, est devenu aveugle à force de pleurer.
La montagne s’effrite.
Le torrent se craquelle.
La forêt se consume.
Linceul jaunâtre abject, un limon délétère enveloppe les champs aux entrailles stériles.
L’Architecte rugit : « Qu’ont-ils fait de mon pacte et de leur liberté ?
« Que n’ont-ils entendu les cris de leurs enfants !
« Ils ne leur ont transmis que néant et misère.
« Honte sur ces impies qui n’ont écouté qu’eux
« Par cupidité basse et par concupiscence ! »
Mais est-il temps encore de condamner leurs actes ?
Non. Une page se tourne.
Il demande au Regard : « Toi qui vois, sois mes yeux,
« Dis-moi si ces deux êtres
« Seront la Renaissance. «
Le Regard lui répond :
« Le vieil homme, doux et humble,
« A toujours respecté
« Le plus petit insecte.
« La Mort l’a épargné
« Parce qu’il était juste ».
« C’est vrai ! s’écrie la Vie.
« La femme, j’en témoigne,
« L’équivaut en sagesse.
« Elle honore la rose,
« Le lys et la violette
« Autant que l’achillée. »
« Lui, poursuit le Regard,
« Cultive la bonté.
« Il se terre, angoissé,
« D’avoir à lui offrir
« Ses tristes cicatrices
« Et ses rides fanées.
« Elle, reprend la Vie,
« Est prête à se donner,
« A donner à ce sol
« L’enfant du renouveau.
« Elle est Moi – infinie,
« Pour les siècles des siècles.
L’Architecte est pensif. Il juge, réfléchit, trie le grain de l’ivraie :
« Si contre les scories d’un monde métallique,
« Si contre l’égoïsme et la rapacité,
« Si contre les affronts faits à la nature,
« Si contre tous ces maux ces deux-là ont lutté,
« Qu’ils s’unissent enfin pour que l’if refleurisse. »
Aussitôt le Regard
Ouvre les yeux de l’homme,
Et la Vie prie la femme
D’achever ses prières.
Elle franchit le seuil
Dans la semi pénombre.
Ils se découvrent nus,
Tremblants, intimidés.
L’homme lui tend la main.
Elle sourit, confiante.
Alors dans le ciel bleu le Soleil reparaît.
Alors au bord des champs la gentiane renaît.
Alors au fond des bois on réentend l’oiseau.
Alors dans les ruisseaux l’eau babille à nouveau.
Et le Regard, pudique,
Referme les paupières.