MORT, NEANMOINS IL VIT
Sa chair se fait incandescente, des lueurs jaillissent à ses articulations, au creux de ses reins. Son corps se casse, des forces obscures le démembrent. Ce sont des esprits ancestraux qui le dépècent, puis se partagent sa chair, ses os, et le dévorent. Il est convié à la table des immortels aux bouches d'ombre qui transforment tout ce qu'elles mangent en vie nouvelle.
Ce rituel s'accomplit en grand secret, dans les ténèbres où sa conscience s'est aventurée. Et tandis qu'il subit cette épreuve, il gît, inerte, sur le sol, le cœur battant au ralenti. Il est au seuil de la mort ; d'une mort alchimique. Il est promis à la vocation de chamane.
ICI, NEANMOINS AILLEURS
Sa tête s'est détachée de son tronc, elle roule dans la nuit, soleil noir en proie à des rêves fous. Son esprit est parti à la rencontre d'esprits supérieurs au sien, ceux qui connaissent les voies tortueuses de la mort et de la renaissance, des maladies et de leurs guérisons.
Mais le voyage est long, il transite par les enfers. Il n'y a pas d'accès direct au ciel, les détours sont multiples, les épreuves extrêmes.
Il a consenti aux épreuves, car il sait où il veut aller : aux confins de ce monde, dans les contrées de l'invisible, pour y quêter des visions fabuleuses et des pouvoirs magiques.
IMMOBILE, NEANMOINS IL DANSE
Il a traversé les enfers, son corps dépecé se recompose. Et il danse. Il danse étrangement, à une vitesse si vertigineuse qu'il paraît immobile. Chacun de ses gestes est une fulguration.
Son corps évoque un hiéroglyphe gravé dans la nuit ; un signe sacré, couleur de nacre et de carmin, sur fond d'obsidienne.
Sa chair s'est transmuée en pierre de lune, ses bras en longues cordes de harpe éolienne qui vibrent au vent nocturne, et ses jambes ne sont plus que racines distordues arrachées à la terre. Des racines aériennes.
UN HOMME, NEANMOINS IL VOLE
Il danse tant, tournoie, bondit, qu'il est saisi de transe. Il se soulève de la terre et dans un cri s'élève. Il entre en apesanteur.
Ses bras minces ont la puissance des ailes d'un jars, d'un cygne survolant les mers gelées au cœur de l'hiver. Il vole.
L'oiseau-chamane tantôt plonge dans les abîmes du monde inférieur, au fond des océans, des gouffres, des volcans, tantôt glisse par-dessus les forêts, les montagnes, louvoie autour des arcs-en-ciel, tantôt file jusqu'aux étoiles.
Il plane dans les cieux, se dirige vers le soleil. Ses bras de pure lumière sont ceux d'un aigle. Du grand aigle des origines.
OISEAU DE FEU, NEANMOINS UN HOMME
Il approche du soleil, son corps s'embrase. Un feu intense brûle sa chair, consume son cœur, illumine sa conscience. Il franchit la porte qui sépare les deux mondes, celui des morts et celui des vivants, celui des immortels et celui des mortels. Il pénètre dans le royaume de la connaissance.
Un sang solaire coule dans son corps, une sueur de feu se répand sur sa peau. Ses bras, ses flancs, ruissellent de flammes.
L'oiseau-chamane est parvenu au terme de son voyage. Il a goûté au vin d'or du soleil, aux fruits ignés de la connaissance. Il est ivre de sagesse, d'amour et de joie. Mais déjà son séjour céleste prend fin, il lui faut revenir vers la terre, vers les hommes qui l'attendent et qu'il aura à délivrer des maladies, fléaux et tourments qui sans relâche les accablent ; lui seul saura les en guérir.
Sa danse se ralentit, son vol s'inverse. Il replie lentement ses bras autour de son corps épuisé, à demi-nu.
Des fleurs écarlates éclosent sur son dos, sur son ventre et ses reins, et au creux de ses paumes.
Il vient fleurir le monde de son ardente compassion.
SYLVIE GERMAIN, 1999