Et d'abord ce grand orage fin de siècle sur les Flandres pétrifiées. Les déflagrations du tonnerre semblent ébranler le globe jusque dans ses fondations. Des heures durant, le tir des éclairs, leurs salves ininterrompues, quadrillent la nuit de zébrures. Des filaments de gel, des flèches incandescentes s'enlacent en gerbes convulsives. On dirait qu'au ciel une poudrière vient d'exploser. Terrifiante nuit de violence bleue, nuit vénéneuse, assourdissante, sèche, qui laisse la plaine dans l'obscurité où, comme toujours, elle prend ses morts en patience. Nous allons, sur une autoroute qui paraît extraite du monde et conduire cependant droit à sa perte. L'électricité, à moins qu'il ne s'agisse d'un autre fluide, traverse la voiture et nos corps séparés, comme si elle hésitait entre nous rebrancher ou nous foudroyer sur la voie d'urgence. Des ondes passent de nos mains inertes à la bouteille d'eau bleue. Nous avons entrevu l'apocalypse.
Bleu couleur ophélienne. Brumes bleuâtres sur les flots quand ils engloutissent la folle douleur. Bleu de toutes les noyades.
Bleu biologique des membres greffés, des corps mutants. Bleu des faux-semblants.
Cronenberg.
Bleu de la frigidité triomphante comme un fer du plaisir. Klein.
Bleu des glaces et de la chair aux veines saillantes. Bleu de la mort tapie là.
Bleu des robes de doges et des yeux de dogues au moment de mordre. Bleu des lapis au flanc des statues quand on prie. Bleu comme l'intérieur des églises où le désarroi cherche une présence. Bleu de toutes les confessions. Bleu du dernier jour.
Bleu de ce que nul ne peut dire. Bleu des gisants quand ils respirent à nouveau. Bleu de la folie quand elle ne trouve pas ses mots. Bleu comme l'odeur de la sueur, de la peur. Et de la petite lueur que vous guettez aux volets ouverts sur le sommeil. Bleu de l'insomnie, de l'ivresse, des matins musqués. Bleu de la trace de morsure qui ne s'efface pas. Bleu de cette longue robe de velours sur vous plus humaine que la peau.
Rouge de toi, bleu de vous.
Bleu comme la vitesse, comme l'impatience, comme le voyage.
Bleu comme la fuite dans l'orage.
Et comme la paix à l'heure bleue.
Bleu des pêches d'Ostende tirées d'une mer hélium. Bleu du Kursaal, peu à peu rongé par la hargne du vent. Bleu des masques d'Ensor, bleu du nord jusqu'à la banquise. Bleu du vide après.
Bleu de la tentation du suicide. Bleu des comprimés.
Bleu de l'encre des lettres comme les bouteilles à la mère. Bleu des musiques nées de père noir.
Bleu de la mer et des voiles dont vous rêvez par haine têtue de l'assignation à résidence.
Bleu des torrents qui ne lavent personne.
Bleu des montagnes qu'on ne vaincra jamais.
Bleu des lacs et des forêts où l'on a peur du loup.
Bleu de la fuite encore, cette fois saluée par les arcs-en ciel de Vendée tendus comme des oriflammes.
Bleu contre noir. Bleu gorgé de noir. O noir qui l'emporte laisse laisse le bleu des formes animer encore un moment l'immobilité des choses.
Bleu des hortensias sous la lune, des ombres dans le jardin de pluie, du tatouage sur la cuisse.
Bleu extrême de l'Extramadure. Bleu vert des patios de Séville. Bleu Zeppelin au-dessus de Lisbonne.
Bleu aigu de la déchirure quand vous nagez poisson insensible sous l'œil indifférent d'un lion de plâtre.
Bleu comme les doigts crispés sur le bonheur qui s'enfuit – c'est bien son tour. Ni l'un ni l'autre ne peut le retenir, car ce n'était peut-être pas la question et ni l'un ni l'autre ne savait que le bonheur est bleu comme tout.
PIERRE VEILLETET, 1999