Bernard Moreau – Fragment du Livre – 2022

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"Island River" – 2015
 

Est-ce le sommeil ou l'abandon qui aura déposé
le corps sur un lit de gravier que baigne, étale,
une étendue paresseuse ? Un volume encore, là
animé du souffle qui pourrait se blesser à la roche,
au sol dur, malgré l'eau où l'on ne flotte pas. Rêve-
t-elle de retrouver le monde ancien où, ramassés
en eux mêmes, les organes boivent l'indistinct
breuvage d'avant la vie ? Sang enfoui, habit de chair,
main ouverte au toucher, surface de la peau que
les roches du monde pourraient égratigner, qui sait
vers où elle s'échapperait de l'île dans la rivière ?

Au fond d'une eau donc gravide d'un corps encore
lourd, la main se pose à la paroi du monde, prête
à l'appui, la paume sur le fond, cette membrane
minérale : signal de vie, quand les yeux, le visage
sont mangés par les roches, la hanche découpée
par l'ombre. Sait-on encore ce qu'est un corps quand
il se fond vers le souvenir liquide du temps où rien
ne se distinguait vraiment ? Sa main : un appui qui
pourrait détacher ce qu'elle est de ce qui l'entoure.
Mais à toucher le fond, à en éprouver la constance,
l'oubli de soi submergera-t-il l’île dans la rivière ?

Lestée de roches, mangée par l'ombre, alourdie
sur le fond où se dessinent les plis d'une robe rouge
comme on sait le sang qui irrigue l'intérieur sans
visage, elle épouse les formes dessinées du monde
qui fuient dans l'étendue, sans horizon pour dire le ciel
et qu'ailleurs est possible. Le corps lourd, la main juste
posée, presque fondue dans la matière granuleuse de
la roche, elle n'est plus que cette hanche qui dessine,
ce volume plissé, un bras, une épaule comme nantis
précieusement par qui veut croire encore en la présence
de celle qui, comme d'une île, s'éloigne dans la rivière

Comment fondre ce qu'elle est, rouge et vêtue de vie,
volume d'organes et de souffle même dans le silence,
avec l'immobilité d'être parmi l'eau et la roche ? Elle
résiste malgré elle au désir de devenir minéral, surface,
rive réduite à l'affleurement de l'eau sur le bord de ce
qui est, étendue s'épanchant sur le paysage sans l'ombre
d'un sentiment. Elle ferait voisiner sa parole éteinte,
sa main inerte, le dessin que ses formes mêlent
au contour de l'eau avec la roche habitée qui préside
aux forces régissant la rivière dans l'abandon de son lit :
Ile, en rêve, effondrée sereine dans l'eau de la rivière

Même si l'eau se perd comme un souvenir à l'horizon
le sol dur accueillera son désir d'éprouver la surface,
cheveux s'écoulant sur le sable, dos épousant le grain
du monde, les mains effacées dans la matière. Gestes
seulement pour donner de la vie une image mouvante
dans le désert que ponctuent pourtant quelques traces
de têtus végétaux qui forcent le silence des lignes d'eau
et de sable : un monde plat, la colère de vivre s'y oublie,
le désir survit de rien. Elle appartient. Sans menaces,
sans possessions. Les territoires se sont effacés et parmi
l'étendue, elle abdique, incertaine d'être l'île ou la rivière

Quel sentiment limpide naîtrait d'être rendue à l'étendue
transparente du monde, quelle émotion liquide lui ferait
goûter d'être au cœur de la matière ? L'eau, le sable, ses
mains évanouies, une même épaisseur : même le rouge
qui la vêt se serait abstenu de capter et séduire, flotterait
dans l'air, non plus comme une bannière, juste offert à ce
qui est sans vouloir. Une dernière forme, un souvenir de
dessin, une ombre de valeurs d'être ou de n'être pas, pour
ne pas oublier quoi ? Le sable pourrait se faire eau, l'eau
se figer dans l'immobilité d'une roche claire, elle hésite
encore comme l'île si peu sûre d'être terre dans la rivière

Échouée sans doute, et c'est dire qu'un très lent cabotage
l'aura transportée dans le débordement d'eau et de roches
dispersées. Au paysage élémentaire, sans bruit elle ajoute
les plis du vêtement, la forme de ses pieds, l'ombre de sa
chevelure. A peine si l'on distingue l'appui encore de la
paume sur les strates de la roche qui l'accueille. Qui parle
encore de son corps flotté comme un bois offrant l'image
qu'on rêve ? Elle s'évade des formes claires qu'on attendait
d'elle, toujours là, sans fusion. Elle repose sur le monde,
en suspension sur l'épaisseur des roches et des courants,
image ou reflet d'une île saisie dans le clapotis de la rivière

C'est la lumière jouant sur la fenêtre de l'image qui seule
décide qu'elle est ou qu'elle n'est pas ce corps bougeant
dans l'eau immobile. Ses pieds, ses mains, sa chevelure noire
s'effacent ou apparaissent selon le lieu du regard se portant
sur elle. Y aurait-il enfin quelqu'un dans l'étendue désolée
pour attester encore de quelque chose d'autre que de l'eau
qui s'étale, des roches qui s'amassent et soulignent les lignes
de l'espace qui s'ouvre sans horizon ? Quelqu'un pour alerter
du poids des pierres qui émergent de l'eau, qui sur son dos
s'alignent comme d'antiques vertèbres figées dans le temps,
vestiges qu'accueille l'île qu'elle demeure encore sur la rivière ?

Même effacée, inscrite à jamais dans la matière du monde,
elle demeure, volume palpitant devenu ces âpres alluvions,
forme ici transformée en trait rêche. Elle veille parmi l'eau,
la roche, trace de plis, fossile de mouvement, signes à lire
sur l'image savante, spectre primitif dans ce que l’œil capte
du monde, restes d'une vie archaïque dont la paume figée
sur le sol forme encore un indice qu'on déchiffre parmi les
stries de la terre, les grumeaux de roche, les coulées de vase,
univers sans durée qui conserve l'empreinte ténue d'une main
où le battement du sang suspend dans le temps une mesure
de l'être, tandis qu'au loin s'éternise ici une île sur la rivière

Rien n'y fera, même le rêve d'osmose au sein d'une unique
cellule où se concentrent appétits et manques, et qui sait ?
désirs, émotions, tout le bazar organique allongé comme
les premières connaissances dans l’œil tremblant qu'offrait
le microscope : paramécie de l'enfance qui sous la plaque
au cadre rigide glissait, dans l'ondoyant mouvement des cils
que la roche ici a figé. Rien n'y fera, dans la pâle étendue
minérale où le regard accroche à quelques dures aspérités,
elle subsiste dans l'évidente paréidolie de ses membres,
du volume des cheveux, de la main en appui, infimes motifs
du paysage où gît l'organique souvenir d'une île dans la rivière

A quel impérieux principe pour finir se soumet le rêve ancien
de se fondre, terre dans l'eau, lignes de la main dans l'étendue
sans saillies, incarnation de l'âme parmi l'éternité minérale ?
Empreintes. Aspérités chiffrées de l'être. Signatures. Griffes.
La rivière et les roches en gardent le sillage comme d'une île.

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